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Un spectacle phare

Berlin
Staatsoper Unter den Linden
11/06/1999 -  et 10, 12, 14*, et 20 Novembre 1999
Darius Milhaud : Christophe Colomb
David Pittman-Jennings (Christophe I), Peter-Jürgen Schmidt (Christophe II), Carola Höhn (Isabelle), Michael Markfort (Le fou), Margot Nies (La colombe), Christoph Bantzer (Le récitant), et entre autres Reiner Goldberg (Le cuisinier), Kwangchul Youn (Le commandant/Un savant), Andreas Schmidt (La vigie/Jeune homme/Page), Ludwig Wolfrum (Le messager)
Opéra chanté et recité en allemand dans la traduction de Rudolf Stephan Hoffmann du livret de Paul Claudel.
Peter Greenaway et Saskia Boddeke (mise en scène), Gerhard Benz (décors), Emi Wada (costumes)
Orchestre et choeurs du Staatsoper Unter den Linden, Philippe Jordan (direction)

Reprise d’un spectacle créé en automne 1998 au Staatsoper, maison qui par ailleurs avait déjà donné en 1930, sous la direction du légendaire Erich Kleiber et dans une mise en scène du non moins légendaire Panos Aravantinos, la première mondiale de Christophe Colomb. L’année dernière, un léger parfum de scandale avait entouré cette nouvelle production et déclenché une belle controverse, ce dont les allemands sont parfois aussi friands pour l’art lyrique que les français pour le cinéma ou la littérature. Il nous semble bien cependant que cette mise en scène puisse s’imposer avec le temps comme l’une des plus marquantes de cette fin de siècle, et trouver sans rougir sa place aux côtés du Wozzeck de Chéreau, de La Flûte enchantée de Wilson, ou encore du Fidelio de Braunschweig. Rien de moins. Comme ces illustres références, ce spectacle nous donne tout simplement des raisons nouvelles pour continuer à aimer l’opéra, enfin différentes de celles (d’ailleurs bien suffisantes !) qui consistent simplement à vouloir imiter Stendhal commentant les roulades de la Grisi depuis sa loge napolitaine. Et ceci n’est pas si fréquent pour cet art qui reste encore, quoi qu’on en dise, tellement marqué par le XIX-ème siècle.

D’un point de vue strictement musical, Christophe Colomb n’est pourtant pas un chef d’oeuvre absolu. Peut-être en raison de la fameuse "polytonalité", méthode de Milhaud quelque peu opportuniste (contre Wagner, contre Debussy, contre l’École de Vienne) et qui, si elle eut du succès en son temps auprès de Cocteau et de ses amis dandies, paraît aujourd’hui, comme ces derniers d’ailleurs, un brin démodée. Mais ce style néo-classique, qui peut tellement ennuyer dans d’autres oeuvres du Groupe des Six où le souffle est souvent si court, apparaît ici comme transformé et l’on aurait grand tort de réduire cette oeuvre à ce parti-pris d’écriture. Il s’agit incontestablement d’une partition très forte et Milhaud se montre tout à fait à la hauteur de ce sujet a priori trop épique pour lui. Malgré un effectif orchestral assez réduit, certains passages sont d’une indéniable puissance, en particulier la révolte des matelots juste avant l’arrivée au Nouveau Monde et surtout le voyage du retour en Espagne où Colomb, emprisonné pour dettes, sauve deux fois le navire du naufrage sous les exhortations du Commandant avant de recevoir la visite d’un inquiétant cuisinier qui pourrait bien être le diable (Christophe étant le "porteur du Christ") et lui décrit au cours d’un superbe duo toutes les conséquences desastreuses de ses découvertes. Ce passage n’est pas sans rappeler, dans un contexte évidemment différent, le dialogue de Boris et Chouiski ou celui de Wozzeck et du Capitaine. D’une manière générale on admire également la réussite des scènes mélodramatiques où intervient le Récitant et qui donnent lieu à de véritables tours de force rythmiques. Il est peu d’oeuvres lyriques où se marient de façon aussi naturelle les conventions pourtant si opposées du Chant et de la Déclamation.

Au reste, c’est surtout son livret qui fait la richesse de Christophe Colomb, sans conteste l’un des plus intéressants et des mieux écrits de l’histoire de l’opéra. La grandiloquence naturelle de Claudel, dont on peut sourire en d’autres endroits, s’accomode très bien des conventions du genre et sa langue est toujours très belle, hugolienne, imprégnant à merveille la destinée du héros*. De plus ce dernier a eu l’idée géniale, et dont on s’étonne d’ailleurs qu’elle n’ait pas été plus souvent exploitée, de faire appel au langage cinématographique. En sus de l’action scénique proprement dite et des psalmodies du Récitant apparaissent ainsi régulièrement deux ou trois écrans qui illustrent le drame, par des symboles ou des tableaux vivants dont le contenu est seulement évoqué dans le livret, ce qui laisse ainsi une grande liberté au metteur en scène. Non seulement cette multiplicité des points de vue est tout à fait fondée historiquement (on sait en effet que les aventures de Colomb ne nous ont parvenues que sous forme de carnets tous plus ou moins apocryphes), mais surtout les événements acquièrent ainsi une profondeur et une puissance onirique incomparable et l’on a définitivement l’impression, à l’opposé de toute sorte de vérisme, d’assister à leur représentation. Une autre idée géniale est d’affubler Christophe d’une doublure, sa conscience d’homme âgé, qui réapparaît régulièrement sur scène pour défendre le personnage devant le Tribunal de l’Histoire. Tout ceci pourrait pousser l’opéra vers une sorte d’oratorio mais est-ce vraiment un grief pour la représentation d’une épopée ? De plus le métier théâtral de Claudel est très sûr, et les scènes dramatiques proprement dites ne comptent pas un seul temps mort.

Il semblait assez naturel de faire appel à Peter Greenaway pour un tel opéra, et l’auteur de l’analogue Prospero’s book se livre ici à une mise en scène brillantissime, très novatrice et dont il est bien difficile de décrire toute la richesse. Il prend le parti assez périlleux a priori de multiplier encore les niveaux de lecture, ajoutant d’autres écrans où une main invisible griffonne certains passages du journal de bord (rendant ainsi hommage au Livre, si incertain soit son origine, dont est issue la légende), et associant à Christophe deux nouveaux et muets alter ego qui le suivent dans ses pérégrinations : le Fou tout droit sorti du Freaks de Tod Browning et la Colombe, émouvante ballerine dont la robe devient rouge comme le sang des peuples opprimés au deuxième acte. Cet univers baroque est parfaitement maîtrisé et, loin de nuire à la clarté de l’ensemble, offre au spectateur constamment tenu en éveil une véritable fête de l’esprit et des sens. A condition bien sûr que celui-ci accepte une telle vision multilinéaire, ce qui ne semble pas voir été le cas de certains conservateurs. D’ailleurs Greenaway sait se montrer simple quand il le faut, avec par exemple la projection régulière, dans un très beau 16mm noir et blanc, du vol de la colombe qui représente simplement la soif éperdue de liberté du héros. La mise en scène atteint vraiment des sommets dans l’assez incroyable troisième tableau du deuxième acte, où sous le regard goguenard de Christophe II assis à l’avant-scène, Christophe I et le Commandant se démènent sous la forme d’ombre chinoises projetées derrière l’écran lui même submergé d’images de tempête. Du très grand art. On est en revanche moins convaincu par la pertinence de certaines séquences vidéos, et l’utilisation d’images d’actualité pendant la scène avec le cuisinier semble en particulier un peu superficielle. De plus on ne voit pas pourquoi le cinéma serait une "technique révolue", dont le "langage offrirait moins de possibilités que ses descendants la télévision et les ordinateurs" (propos extraits du livret de présentation, et quelque peu inquiétants de la part d’un homme du métier). Mais ce sont là de bien petits défauts pour un ensemble qui constitue à nos yeux une très grande réussite.

Côté orchestre, la direction sobre et nuancée de Philippe Jordan emporte globalement l’adhésion et celui-ci sait se montrer plus généreux dans les passages de vaillance. Les chanteurs sont tous excellents et l’on regrette beaucoup le manque d’enthousiasme du public (pas un seul bravo) à leur égard, public par ailleurs assez clairsemé. Les applaudissements sont malgré tout assez intenses et l’on veut croire que ce spectacle suscite une admiration peut-être d’autant plus grande qu’elle reste silencieuse ! Le rôle-titre, assez écrasant, trouve en David Pittman-Jennings et son grand baryton un interprète d’élection, qui semble aussi choisi pour cette musique que l’était David Kuebler pour Le Nain l’année dernière à l’Opéra de Paris. Voix du tonnerre, musicalité sûre et profondeur dramatique, ce chanteur ferait par ailleurs un impressionnant Wotan. Dans le rôle de Christophe âgé, Peter-Jürgen Schmidt propose un ténor dramatique un peu ingrat, mais qui convient très bien à son personnage usé et décu. Le beau soprano de Carola Höhn semble avoir gagné en véhémence, en couleurs dramatiques et à contempler ses deux apparitions immobiles dans sa longue robe à paniers carrés, on se demande parfois si elle ne devrait pas s’essayer à la Reine de la Nuit ! Enfin on a bien du plaisir à entendre, dans des seconds rôles qu’ils ne dédaignent absolument pas, d’autres étoiles du Staatsoper : Kwangchoul Youn et son imposante basse chantante, excellent Commandant, Reiner Goldberg dont le ténor irrité et satirique est idéal pour son rôle de caractère, enfin le baryton lyrique si bien timbré d’Andreas Schmidt, qui par son seul mordant tient au deuxième acte la dragée haute à Christophe dont la voix est pourtant nettement plus large que la sienne.

Thomas Simon

* : Il est très regrettable que cette oeuvre ait été si peu représentée dans sa langue originale. En particulier en France, patrie de surcroît plutôt cinéphile, où la dernière tentative remonte à notre connaissance à 1992 au Théâtre de Compiègne, avec Laurent Naouri pour son premier grand rôle.


Thomas Simon

 

 

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