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Un chef d'oeuvre trop inconnu

Berlin
Deutsche Oper
09/12/2000 -  
G. Enesco : Oedipe
Esa Ruuttunen (Oedipe), Karan Armstrong (Jocaste), Gleb Nikolskij (Tirésias), Kaja Borris (La Sphinge), Lenus Carlson (Créon), Andion Fernandez (Antigone), Uwe Peper (Le Berger), Laure de Marcellus (Mérope), Friedrich Molsberger (Le Grand-Prêtre), Manfred Röhrl (Phorbas), Arutjun Kotchinian (Le Veilleur), Peter Edelmann (Thésée), Clemens Bieber (Laïos)
Götz Friedrich (mise en scène), Gottfried Pilz (décors)
Orchestre et choeurs de la Deutsche Oper, Lawrence Foster (direction)

Du fait de leur contenu dramatique au rythme ralenti, et aussi d'exigences spirituelles parfois un brin trop élevées pour le commun des mortels, ces oeuvres hybrides qu'on a coutûme d'appeler "opéra-oratorio" ont toujours eu du mal à s'imposer auprès du public lyrique traditionnel. Et dans une lignée qui irait de La Flûte enchantée (exception qui confirme la règle) à Saint François d'Assise, Oedipe apparaît comme singulièrement mal-aimé. En effet, malgré d'unanimes louanges lors de sa création à Paris en 1936, le grand oeuvre d'Enesco connaît depuis à la scène un destin très sporadique, et presque exclusivement limité à la Roumanie. Malheureusement, ce ne sont pas les quelque 500 spectateurs présents ce soir-là dans la grande salle du Deutsche Oper, pour la reprise d'un spectacle créé en 1996, qui risquent de changer la politique des directeurs de théâtre.

D'un point de vue strictement vocal il est vrai, cet opéra n'est peut-être pas très sexy : presque uniquement cantonné dans les registres graves, son seul rôle aigu un peu developpé est celui d'Antigone, qui n'apparaît qu'à la fin du troisième acte. Mais il s'agit tout de même là d'un reproche de façade, et cette oeuvre admirable devrait un jour trouver sa place au répertoire, pour peu qu'on lui en donne les moyens. Écrit dans une langue un peu néo-classique mais toujours très belle, le livret d'Edmond Fleg est incontestablement l'un des plus aboutis de l'histoire de l'opéra. Ramassant de façon très habile les deux pièces de Sophocle dans les deux derniers actes, Fleg choisit également de raconter la naissance et la jeunesse du héros, qui n´étaient présents que sous forme de "flash back" dans Oedipe roi. Il fait preuve dans cette entreprise d'un sens dramatique sans faille. Par exemple au premier acte où, ayant appris de Tirésias le destin de leur fils, Jocaste et Laïos restent longtemps muets (au lieu de proférer les innombrables "Grands Dieux !", que n'auraient pas manqué d'écrire un Francesco Maria Piave ou nos Barbier & Carré nationaux !), Laïos suggérant finalement au berger un expressif "Dans les gorges du Kithéron... demain..." qui conclut la scène.

Cet art de la litote, très français et qui rappelle évidemment Maeterlinck, mais sans le symbolisme parfois niaiseux de ce dernier, se retrouve dans la partition. À première écoute l'orchestre d'Enesco apparaît peut-être un peu en retrait, et le compositeur ne s'est d'ailleurs pas manqué de souligner, dans maints entretiens, le rôle secondaire qu'il donnait à sa musique par rapport au drame. Mais ce ne sont là que coquetteries, car Enesco donne libre cours à une imagination vraiment débordante dans des Interludes assez courts mais d'une beauté et d'une complexité ahurissantes, et qui demandent beaucoup aux musiciens de l'orchestre. On pense parfois au Wozzeck de Berg, compositeur qu'Enesco avait déjà parfaitement assimilé, au même titre que Debussy et Wagner d'ailleurs, sans que jamais ces illustres modèles ne viennent altérer la profonde originalité de sa musique.

De ce chef-d'oeuvre, le régisseur maison du Götz Friedrich livre une mise en scène très soignée, parfaitement lisible. Peut-être trop par endroits, en particulier dans le traitement des choeurs qui se lamentent parfois de façon bien exagérée. Mais la scène de la naissance d'Oedipe, avec son long cordon ombilical rouge relié à de sombres cieux, et surtout la scène de l'Énigme, où la Sphinge se présente sous une multitude d'yeux évoquant les représentations indiennes du Bouddha, sont parmi d'autres de grandes réussites. Les errements et la complexité du héros, qui sans le savoir reconnaît sa mère au moment de son couronnement à Thèbes, et donc se force un peu à ce mariage incestueux, sont également très bien traduits. On dénombrera une seule faute de goût : de curieux rubans en plastique rouge et blanc façon travaux sur l'Autoroute, et venant défigurer le tableau du carrefour de Phokis, qui sans eux ne serait pas indigne de l'un des plus beaux plans du Faust de Murnau.

Mais cette production bénéficie surtout de la direction du chef américain Lawrence Foster, grand connaisseur de l'oeuvre et qui fut par ailleurs le premier à en graver l'intégrale, si l'on excepte un obscur enregistrement roumain dans les années 50. Foster excelle dans le détail, et transmet admirablement les sortilèges de cette orchestration particulière où se mèlent parfois le piano, la scie musicale, le saxophone. Il n'oublie pas aussi que, par endroits, cette musique ressortit à un certain romantisme tardif, et sa direction se fait alors plus globale, plus généreuse aussi, tirant le meilleur d'un orchestre qui n'avait pas été à pareille fête lors de la saison précédente.

La distribution souffre d'un problème général de prononciation française, ce qui est très ennuyeux dans cette oeuvre où les mots sont importants, parfois plus que la musique. Il semble bien que notre langue soit la "bête noire" du chanteur d'opéra moyen aujourd'hui, et qu'il faille désormais se limiter à de très grands interprètes (Felicity Lott, Renée Fleming, Thomas Hampson) pour assister à une soirée de chant français vraiment satisfaisante. De l'écrasant rôle-titre (écrit pour Chaliapine, qui avait renoncé en le jugeant trop difficile pour lui !) Esa Ruuttunen se sort assez bien par une forte présence dramatique et une belle voix de baryton-basse, qui témoigne s'il en était besoin de la solidité de l'école vocale finlandaise. Voix que ce dernier s'acharne malheureusement à enlaidir, multipliant des parlando certes écrits dans la partition, mais dont son interprétation est plutôt approximative, pour ne pas dire outrancière, et lui pose de gros problèmes d'engorgement lorsque la ligne de chant reprend le dessus. On peut penser qu'un chanteur aux moyens vocaux plus limités, mais musicien et sachant rendre les quarts de ton voulus par Enesco, aurait bien mieux fait l'affaire. Le reste de la distribution est dominé par deux excellentes basses du Caucase, le Tirésias de Gleb Nikolskij et surtout l'impressionnant Veilleur d'Arutjun Kotchinian, curieusement absent au salut final. Chez les femmes, peu mises en valeur dans cet opéra hormis le difficile rôle de la Sphinge, on remarque surtout la Mérope de Laure de Marcellus qui, encore étudiante, témoigne déjà d'un mezzo ample et bien mûri.


Thomas Simon

 

 

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