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Idiomatique Berlin Berliner Ensemble 12/25/2024 - et 21, 22, 23 janvier, 4, 5, 6, 7 février 2025 Kurt Weill : Die Dreigroschenoper Tilo Nest (Jonathan Jeremiah Peachum), Constanze Becker/Pauline Knof* (Celia Peachum), Cynthia Micas*/Maeve Metelka (Polly Peachum), Nico Holonics/Gabriel Schneider* (Macheath), Kathrin Wehlisch (Tiger Brown), Laura Balzer*/Sonja Beisswenger/Amelie Wilberg (Lucy Brown), Julia Berger/Bettina Hoppe*/Sonja Beisswenger (Jenny), Nico Holonics/Gabriel Schneider (Filch), Julia Berger, Julie Wolff/Katharina Beatrice Hierl, Teresa Scherhag, Dennis Jankowiak, Nicky Wuchinger/Denis Riffel, Timo Stacey, Sebastian Stipp, Anne-Catrin Wahls (Banditen und Huren), Dennis Jankowiak/Denis Riffel/Timo Stacey/Sebastian Stipp/Nicky Wuchinger (Filch, Smith), Josefin Platt*/Dennis Jankowiak/Heidrun Schug (Der Mond über Soho)
Barrie Kosky (mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Dinah Ehm (costumes), Sibylle Baschung (dramaturgie), Ulrich Eh (lumières), Holger Baschung (son)
Berliner Ensemble, Adam Benzwi/Levi Hammer* (piano, harmonium et direction musicale)
(© Berliner Ensemble)
Voir L’Opéra de quat’sous (1928) de Bertolt Brecht (1898‑1956), pour le livret, et Kurt Weill (1900‑1950), pour la musique, monté par le Berliner Ensemble dans une mise en scène datant de 2021et dans le Theater am Schiffbauerdamm, lieu au bord de la Spree et qui l’a vu naître, a forcément une saveur particulière.
Il faut rappeler tout d’abord que l’œuvre est à la fois une pièce de théâtre et un opéra, même si ce dernier mot paraît quelque peu inadapté, la musique se bornant principalement à illustrer le propos même si c’est avec brio. On passe sans cesse de l’un à l’autre via du sprechgesang. Les célèbres thèmes musicaux conçus par Weill ne doivent donc pas faire oublier la pièce, volontiers provocatrice comme a pu l’être la musique en 1928, laquelle fait appel au jazz, à la chanson de cabaret comme aux chorals luthériens. Seule l’expression allemande de bout en bout permet d’en saisir la cohérence, cohérence que le surtitrage en anglais a du mal à suivre en raison du rythme intense des dialogues. La langue allemande, parfois caricaturée, chantée ou parlée, joue un rôle essentiel. Et c’est la présence d’un public allemand interpellé par les acteurs-chanteurs allemands, qui la comprend évidemment parfaitement et réagit à l’humour grinçant de la pièce, qui participe pleinement à l’intérêt de la soirée. On n’imagine pas du tout la même chose à Paris où une telle connivence entre scène et public ne saurait exister avec un texte allemand. C’est aussi que ce théâtre berlinois, assez petit, d’un rococo un peu décati, avec cette fosse n’accueillant que huit musiciens, et où le public peut expérimenter une vraie proximité avec la scène, paraît adapté à tous égards. Enfin, la réalisation par la troupe historique, quoique forcément renouvelée, du Berliner Ensemble fondé en 1949 par Helene Weigel et Bertolt Brecht et qui s’est installé là, à Berlin‑Est en 1954, explique assurément la parfaite compréhension de l’œuvre et partant le succès.
Les décors sont pourtant assez pauvres : des plateaux et échafaudages noirs qu’escaladent de temps en temps les acteurs et qui circulent tantôt en avant tantôt en arrière sur la scène. Les lumières sont plutôt classiques ; elles proviennent de faisceaux qui traversent toute la salle depuis le fond haut de la salle, comme dans un spectacle de music‑hall des années vingt. Les costumes ne frappent pas non plus par leur originalité. Il eût fallu le génie d’un George Grosz pour les concevoir. La mise en scène de son côté aurait pu se passer d’allusions sadomasochistes (chaînes, bandages) assez superfétatoires. Mais le reste balaye ces réserves. Les acteurs et chanteurs passent d’un registre à l’autre avec une aisance confondante, Tilo Nest notamment dominant son rôle de Jeremiah Peachum de façon impressionnante. Rien n’est aussi statique ; le spectacle est bien huilé et sans temps morts. Côté chants, c’est du haut niveau. On admire la souplesse des voix autant que le jeu des acteurs dans cette œuvre finalement assez foutraque. Seule la projection vocale de celle qui porte le rôle de Celia Peachum, outrancièrement fardée et repérable par son manteau de fourrure signant son statut de patronne de brigands peu recommandable à qui on n’achèterait pas une voiture d’occasion, paraît un cran en dessous. Quant aux musiciens, rodés à l’évidence à ce répertoire, ils sont exemplaires de justesse même quand il faut jouer, ô paradoxe, avec la justesse tonale.
Kurt Weill était un élève de Ferruccio Busoni – ça se perçoit assez bien dans le dernier mouvement de sa Seconde Symphonie – mais c’est cet « opéra de rien » qui a assuré sa renommée et a occulté quasiment tout le reste. Après avoir quitté l’Allemagne nazie, le compositeur a complètement tourné le dos à son esthétique provocatrice et expressionniste. Il est passé à autre chose mais l’œuvre lui colle à la peau. Il serait quand même étonné aujourd’hui que ce soit cette œuvre absolument formidable qui soit demeurée, y compris en dehors des frontières allemandes, et non son œuvre plus classique et sa création américaine, complètement oubliée. Il le serait peut‑être plus encore par son succès phénoménal dans une Allemagne réunifiée et... capitaliste. Et on n’évoque pas Bertolt Brecht, devenu, lui, le paravent ou propagandiste du régime communiste est‑allemand !
Stéphane Guy
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