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Après l’apocalypse Berlin Philharmonie 02/16/2023 - et 17*, 18 février 2023 Bernd Alois Zimmermann : Musique pour les soupers du Roi Ubu
Bohuslav Martinů : Rhapsodie-Concerto pour alto, H. 337
Győrgy Ligeti : Requiem Makeda Monnet (soprano), Virpi Räisänen (mezzo-soprano), Amihai Grosz (alto)
Rundfunkchor Berlin, Yuval Weinberg (chef de chœur), Berliner Philharmoniker, Matthias Pintscher (direction)
V. Räisänen, M. Monnet, M. Pintscher (© Stephan Rabold)
Initiée avec l’hommage aux « années 1920 dorées » voilà deux ans (voir notamment ici le compte rendu du concert consacré à Schulhoff, Sinigaglia et Zemlinsky), la Biennale de l’Orchestre philharmonique de Berlin est cette fois consacrée aux compositeurs des années 1950 et 1960, avec un éclairage particulier sur Győrgy Ligeti (1923‑2006). C’est là l’occasion de fêter en grande pompe le centième anniversaire du Hongrois, honoré par une exposition gratuite dans le hall de la Philharmonie et la programmation de ses œuvres dans pas moins d’une dizaine de concerts, données en miroir avec celles d’autres compositeurs.
D’abord marqué, jusqu’en 1956, par l’influence de Bartók et Kodály, Ligeti s’ouvre à la musique sérielle et à toutes les expérimentations de son temps, en une vaste production autant instrumentale que vocale. On retrouve en dernière partie l’un de ses ouvrages les plus fameux, son Requiem (1965), dont plusieurs extraits ont très vite été popularisés par le film 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Le début inoubliable du Kyrie émerge ainsi peu à peu d’une sorte de magma en formation dans les graves, tous affublés de sourdines. Les deux solistes féminines prennent le relais en toute sobriété, tandis que Ligeti suspend le temps à plusieurs reprises, en des climax admirablement étagés par Matthias Pintscher, en des chevauchements très doux et d’une superlative mise en place.
Hormis les contrebasses, les cordes restent vouées aux seconds rôles, l’orchestration faisant la part belle aux cuivres et aux bois. Mais c’est bien entendu le chœur qui retient toute l’attention, du fait de ses interventions périlleuses dans la nécessaire justesse : la plupart des chanteurs font ainsi usage d’un diapason pour éviter cet écueil et déployer l’inexorable et anxiogène crescendo qui embrase bientôt la salle, avec un minimum d’effets. Le début du Dies iræ imprime un premier contraste par son extraversion, bientôt rattrapé par la mesure des échanges entre chœur et solistes, en un élan imprévisible. Les contrebasses planantes apportent un climat d’irréel, tandis que Ligeti use et abuse des oppositions entre piano et forte. Le climat s’anime ensuite de fulgurances et de déflagrations, notamment incarnées par les deux solistes féminines, très sollicitées, avant de conclure en apesanteur, une nouvelle fois.
Avant l’entracte, la Philharmonie avait résonné de l’humour dévastateur et expressif de la Musique pour les soupers du Roi Ubu (1962‑1966) de Bernd Alois Zimmermann, d’après la pièce de théâtre Ubu Roi (1895) d’Alfred Jarry. La fanfare introductive résonne des multiples sonorités inattendues mises en miroir par le compositeur, dont l’orgue. Volontiers spectaculaire, la partition reste redoutable par sa difficulté de mise en place, ici bien rendue par l’éclat du Philharmonique de Berlin. Tout du long, Zimmermann s’amuse à rendre hommage aux musiques anciennes, tout en dynamitant l’ordonnancement attendu par des sonorités incongrues (notamment la guitare électrique ou le clavecin) ou sauvages, surtout au niveau percussif. On a ainsi l’impression que plusieurs périodes musicales se télescopent en un vaste happening joyeux, rendant autant hommage à la musique de ses contemporains, qu’à celle de Bach, Beethoven, Berlioz ou Wagner (thème de la Chevauchée des Walkyries). Le jazz trouve aussi sa place en un mouvement langoureux, où les contrebasses sollicitées dans le suraigu donnent une impression de disque 33 tours tournant au ralenti ! On pense plusieurs fois au polystylisme d’un Schnittke, à chaque fois en un élan virtuose et spectaculaire parfaitement rendu par les interprètes.
Le changement d’atmosphère surprend dès le début de la Rhapsodie-Concerto pour alto (1952) de Bohuslav Martinů, d’une délicatesse évocatrice sous l’archet d’Amihai Grosz, qui cultive une profonde richesse de sonorités, en des tempi aussi mesurés qu’apolliniens. Son style le rapproche souvent d’un Itzhak Perlman, et ce d’autant plus que l’altiste solo du Philarmonique de Berlin prend un plaisir particulier à interpréter l’ouvrage avec ses collègues, vers qui il se tourne à plusieurs reprises. La lenteur habitée qui se dégage de son interprétation s’épanouit plus encore dans le superbe second mouvement, plus unifié et dramatique que le précédent. En bis, l’altiste invite le premier violon solo, Noah Bendix‑Balgley, à se joindre à lui pour jouer le premier des Trois Madrigaux de Martinů. On perçoit quelques différences de style entre les deux hommes, le violoniste montrant une virtuosité plus poussée que son collègue, plus en retrait en comparaison.
Florent Coudeyrat
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