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Kirill Petrenko fend l’armure Berlin Philharmonie 02/12/2020 - et 13*, 14, 15 (Berlin), 17 (Hamburg), 18 (Hannover), 19 (Köln), 20 (Frankfurt), 21 (Dresden) février 2020 Igor Stravinsky: Symphonie en trois mouvements
Bernd Alois Zimmermann: Alagoana. Caprichos Brasileiros (Suite de ballet)
Serge Rachmaninov: Danses symphoniques, opus 45 Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (direction)
(© Sébastien Gauthier)
Encore une fois, la relation que les Allemands (en tout cas le public berlinois) entretiennent avec la musique classique étonnera toujours... Qui pourrait croire qu’un tel concert, à la programmation assez hors des sentiers battus convenons-en, joué exceptionnellement à quatre reprises (habituellement, les Berliner ne donnent leur concert que trois fois par semaine, les jeudi, vendredi et samedi), afficherait complet à chacune des représentations? Imaginons un instant un de nos orchestres parisiens jouer un tel programme lors d’une seule soirée: quelle que soit la salle, ce serait sans doute déjà bien si elle était remplie à moitié...
Rien de tel en cette veille de Saint-Valentin, où la Philharmonie de Berlin est donc pleine à ras bord, certains tentant leur chance en brandissant de petits cartons à la recherche d’une place à l’entrée du grand bâtiment jaune qui s’élève toujours fièrement aux abords de la Potsdamer Platz. Orchestre au grand complet, têtes d’affiche bien présentes; Kirill Petrenko entre d’un pas rapide, un bref salut et le voici qui lance ses troupes dans la Symphonie en trois mouvements (1942-1945) de Stravinsky, que l’orchestre n’avait pas donnée depuis le mois de septembre 2007. L’opposition cuivres-cordes dans un premier mouvement très rythmique est bien faite mais Petrenko demeure assez raide, là où un brin de rubato aurait sans doute été le bienvenu. En revanche, toute la sensualité du deuxième mouvement, qui n’est pas sans rappeler le Maure de Petrouchka ou, de temps à autre, le côté burlesque de la Circus Polka (exacte contemporaine de la symphonie), sont parfaitement rendus. Mention spéciale aux flûtistes Mathieu Dufour et Jelka Weber, à Marie-Pierre Langlamet à la harpe et à Wenzel Fuchs à la clarinette solo, qui agrémentèrent avec tout l’art dont ils sont capables la pulsation cette fois-ci nonchalante des cordes berlinoises. La rythmique obsédante reprend ses droits dans le dernier mouvement, le burlesque de nouveau côtoyant ici des sonorités plus inquiétantes où brillent entre autres les deux bassons et le contrebasson: éclat de couleurs et éclat sonore pour une très belle entrée en matière.
Passons de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud avec la pièce suivante, une rareté, la suite de ballet Alagoana. Caprichos Brasileiros (1950-1955) de Bernd Alois Zimmermann dont la ville de Berlin avait célébré l’œuvre musicale il y a deux ans à l’occasion du centenaire de sa naissance. L’héroïne, Alagoana, est une danseuse de caractère et côtoie, entre autres personnages, l’Etranger (danseur lyrico-dramatique) avec lequel elle vit une histoire d’amour, Sertanejo, un danseur de caractère, et Caboclo, un danseur grotesque. Puisant ses sources mélodiques aussi bien dans Espana de Chabrier que dans Iberia de Debussy, regardant chez Stravinsky comme chez Ravel, la musique de Zimmermann séduit d’emblée ce soir, à mille lieues (hormis peut-être dans la dernière des cinq parties du ballet) du modernisme qui, parfois, nous aura tenu à distance de son œuvre (voir ici). L’alliance entre cor anglais et saxophones dans l’Ouverture côtoie avec adresse de grands tutti orchestraux, ouvrant sur une «Sertanejo» (deuxième partie) où le lyrisme, voire l’érotisme de la partition, cèdent de temps à autre à un véritable fracas orchestral où les percussions en nombre s’en donnent à cœur joie (maracas, djembés, claves, pandeiro...). Lyrisme encore à l’œuvre, magnifiquement conduit par Petrenko, dans la troisième partie («Saudade»), où le cor anglais de Dominik Wollenweber s’avère une fois encore sublime, la finesse des cordes émerveillant avant un passage assez étonnant où la guitare répond à la harpe, le hautbois solo rappelant également son importance en plus d’une occasion. Le «Caboclo» qui suivit nous fit immédiatement penser à West Side Story tant le rythme chaloupé (que Kirill Petrenko aurait sans doute pu accentuer encore davantage) de l’orchestre ainsi que les sonorités jazzy de la trompette solo et des saxophones nous emmenèrent dans des sonorités dignes de la Nouvelle-Orléans. Retour néanmoins au modernisme de Zimmermann dans le Finale avec des éclats en rupture totale avec ce qui avait précédé: pour beaucoup, une sacrée découverte!
La seconde partie du concert était consacrée aux Danses symphoniques de Rachmaninov, qu’il composa aux États-Unis et qui furent d’ailleurs créées par l’Orchestre de Philadelphie, en janvier 1941, sous la baguette d’Eugene Ormandy. Alors que cette œuvre fait depuis longtemps partie des chevaux de bataille des grands orchestres, difficile de croire qu’elles ne firent leur entrée au répertoire des berlinois qu’au mois de novembre 2010 sous la direction de Sir Simon Rattle! Avouons que ce fut pour nous le clou du concert et une totale réussite grâce à un orchestre chauffé à blanc. Qu’il s’agisse du long passage des vents dans la première partie (clarinette puis hautbois, saxophone alto, cor anglais, bassons...) ou de l’atmosphère de valse de la deuxième, on est totalement emporté. Kirill Petrenko se lâche enfin vraiment, recueillant des cordes des sonorités diaphanes d’une finesse hallucinante dans la deuxième partie, où la houle langoureuse des violons (il fallait les voir chacun bouger en mesure sur son siège) fut enjôleuse au dernier degré. La troisième et dernière partie offrit de nouveau d’incroyables contrastes où le feu couvait sous la glace, la frénésie orchestrale le disputant au lyrisme des cordes: comment s’étonner, après ça, que le Philharmonique fasse salle comble à chacune de ses apparitions?
Sébastien Gauthier
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