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L’éclatement des frontières musicales

Berlin
Philharmonie
01/09/2020 -  et 10, 11* janvier 2020
Ludwig van Beethoven: Concerto pour piano et orchestre n° 3 en ut mineur, opus 37
Josef Suk: Symphonie en ut mineur «Asraël», opus 27

Daniel Barenboim (piano)
Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (direction)


K. Petrenko (© Sébastien Gauthier)


Les débuts de Daniel Barenboim avec le Philharmonique de Berlin remontent au mois de juin 1964: il les rencontrait alors en sa qualité de pianiste. Cinq ans plus tard, il débutait comme chef à la tête du prestigieux orchestre: ils ne se sont plus quittés depuis, Barenboim étant qui plus est leur «voisin» en tant que directeur musical de l’Orchestre de la Staatskapelle de Berlin et patron du Staatsoper.


Les sourires ainsi que les regards complices entre les musiciens et le soliste de ce Troisième Concerto (1796-1804) témoignent de cette longue fréquentation. Daniel Barenboim n’a certes plus grand-chose à apprendre de cette partition qu’il joue depuis des décennies maintenant mais, pour autant, quelle vision en a-t-il? Car, faute pour notre part d’en déceler une, cette interprétation nous aura laissé bien circonspect... Le toucher du pianiste se veut parfois mozartien et nous renvoie sans grande difficulté au dernier quart du XVIIIe siècle mais, en plus d’une occasion, orchestre et soliste nous emmènent cette fois-ci dans le pendant pleinement romantique, voire post-romantique, du concerto au point que nous avons presque l’impression d’entendre de temps à autre le Premier Concerto de Brahms. Le premier mouvement (Allegro con brio) s’avère de fait assez déconcertant; Kirill Petrenko dirige l’introduction orchestrale avec une certaine emphase, l’orchestre déployant d’emblée de superbes sonorités – notamment chez les douze premiers violons – dans un tempo retenu. C’est dans ce contexte qu’apparaît le piano de Barenboim, délicat dans les aigus, les doigts effleurant les touches sans jamais les brusquer, pour tomber dans la seconde qui suit dans des graves puissants (à la limite, pour certains, de la violence) et sonores. Finalement, c’est sans aucun doute la cadence qui aura ici été la plus beethovénienne. Après un Largo chambriste, presque dépouillé, Daniel Barenboim choisit de s’amuser dans le Rondo conclusif avec quelques appogiatures à la frontière du maniérisme, le soliste alternant là aussi délicatesse extrême et presque dureté dans le toucher. Le succès n’en est pas moins éclatant, l’ensemble de la Philharmonie lui réservant une standing ovation dès la fin du concerto, réaction pour le moins inhabituelle... En bis, Daniel Barenboim donna une version tout en finesse du Deuxième (en la bémol) des Impromptus D. 899 de Franz Schubert, écouté par le public dans un silence religieux: superbe.


Lors de sa conférence de presse du mois de mai dernier où il présentait, en sa qualité de directeur musical, la saison à venir des Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko avait indiqué qu’il dirigerait la Symphonie «Asraël» (1905-1906) de Josef Suk, un des rares compositeurs dont il a laissé à ce jour un témoignage au disque (une anthologie de trois disques ayant été publiée il y a quelques années chez CPO). «Symphonie»? Oui et non pourrait-on dire tant l’ambition et le résultat dépassent à notre sens le simple concept de «symphonie». C’est bien davantage en monde en soi que construit Suk, monde en cinq mouvements (les trois premiers formant la première partie de l’œuvre, les deux derniers constituant la seconde partie), où l’on passe des accents de la musique russe (on perçoit presque Chostakovitch de temps à autre!) ou tchèque au post-romantisme allemand, où la musique «pure» (les deux premiers mouvements de la première partie) côtoie la musique à programme (troisième mouvement de la même partie) dans laquelle on entend des sonorités que l’on retrouve habituellement dans un ballet de Stravinski ou dans une œuvre orchestrale de Ravel.


Si l’œuvre est impressionnante tant dans son déroulé que dans son orchestration, la réalisation de ce soir ne l’aura pas moins été. Dès le début de l’Andante sostenuto, les pulsations des contrebasses et des timbales s’imposent, l’entrée des altos et des violoncelles permettant à l’orchestre de s’éveiller doucement, conduisant en quelques minutes l’auditeur dans un incroyable tutti. La musique permet ensuite tant aux individualités du Philharmonique de Berlin (génial Dominik Wollenweber au cor anglais!) qu’aux pupitres dans leur entier (quelles cordes!) de véritablement empoigner ces élans orchestraux sous la direction précise et extrêmement habitée de Petrenko. L’Andante qui suit, avec ses pizzicati et les sons filés tant des trompettes que de la petite harmonie, rappelle le douloureux climat ayant présidé à la composition de ce chef-d’œuvre, Josef Suk ayant été alors frappé coup sur coup par le décès tant de son beau-père, Antonín Dvorák (disparu le 1er mai 1904), que de celui de son épouse Otylka (parfois orthographiée Otilie), intervenu le 5 juillet 1905. Bien que le Philharmonique n’ait pas joué cette œuvre depuis le mois de septembre 1992 (sous la baguette d’un encore jeune chef, assez prometteur, en la personne de Sir Simon Rattle), les sortilèges du troisième mouvement, fantastiques à souhait, diaboliques même, n’ont aucun secret pour lui. Il faut dire que Kirill Petrenko connaît par cœur cette musique dont il fait ressortir les moindres détails sans céder aux grands thèmes de cette œuvre foisonnante, se jetant à corps perdu dans l’arène où rien ne semble échapper à son regard. La seconde partie débute là aussi de façon on ne peut plus sombre grâce à la harpe, aux contrebasses (décidément bien sollicitées dans cette symphonie) et aux violoncelles, certains passages étant néanmoins éclairés par les traits d’une finesse remarquable du Konzertmeister Daniel Stabrawa ou de Ludwig Quandt au violoncelle solo. Et c’est donc ce formidable Adagio e maestoso, dont les dernières sonorités presque straussiennes s’éteignent dans la Philharmonie, qui conclut un concert dont la seconde partie aura été étourdissante et aura sans aucun doute marqué les spectateurs comme lorsque nous avions entendu cette tout aussi formidable Quatrième Symphonie de Schmidt.


Le public applaudit avec enthousiasme les musiciens et tint, comme pour tout concert particulièrement réussi, à rappeler le chef seul sur scène, témoignant, aux nombreux bravos et même cris de certains spectateurs, de l’adoption de Kirill Petrenko par le public berlinois et, inversement, du point de vue du chef, des débuts incontestablement réussis à la tête du Philharmonique.



Sébastien Gauthier

 

 

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