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Atmosphère, atmosphère... Berlin Philharmonie 09/08/2018 - et 9 septembre 2018 Pierre Boulez : Cummings ist der Dichter
Maurice Ravel : Concerto pour la main gauche
György Ligeti : Clocks and Clouds
George Benjamin : Palimpsests Cédric Tiberghien (piano)
ChorWerk Ruhr, Matilda Hofman (cheffe de chœur), Berliner Philharmoniker, Sir George Benjamin (direction)
G. Benjamin (© Kai Bienert/Mute Souvenir)
Sir George Benjamin fait partie des grands compositeurs de notre temps. De nationalité britannique, né en 1960, ayant étudié avec Olivier Messiaen et Yvonne Loriod au Conservatoire supérieur de musique de Paris, il a connu une soudaine «popularité» avec la création de son opéra Written on Skin au Festival d’Aix-en-Provence, en juillet 2012, sous sa propre direction, certains critiques ayant vu là le meilleur opéra écrit depuis une vingtaine d’années. Compositeur en résidence à la Philharmonie de Berlin pour cette saison, il est au centre de plusieurs concerts au cours desquels ses œuvres seront jouées ou qu’il dirigera lui-même, comme ce fut le cas ce soir à la tête des Berliner Philharmoniker.
Mesurons d’ailleurs notre chance car ce n’est pas tous les jours qu’on peut assister à un concert au cours duquel un compositeur dirige ses propres œuvres, à la tête d’un orchestre aussi prestigieux qui plus est, et où deux des quatre pièces programmées font leur entrée au répertoire du célèbre orchestre, Boulez et Ligeti en l’occurrence! Après un concert, donné la veille, où une composition de Bernd Alois Zimmermann nous aura semblé bien longue, voici un concert qui, en raison de sa diversité peut-être, nous aura clairement réconcilié avec la musique de notre temps.
Cummings ist der Dichter (1970/1986) est une œuvre que Pierre Boulez destine à un petit orchestre (la plupart des bois et cuivres par deux, trois violons, deux altos, deux violoncelles et une contrebasse seulement, trois harpes) et à un chœur de seize voix. L’art du grand compositeur français transparaît immédiatement dans ce sens du contraste entre des voix assez étales et des instruments qui fusent ici ou là (notamment les accents des flûtes): l’impression qui en ressort est d’emblée saisissante. Les couleurs pastel se multiplient à la faveur de sonorités nébuleuses (les cuivres jouant très souvent en sourdine) que reprennent les seize excellents solistes du ChorWerk Ruhr préparés par Matilda Hofman: une vraie et belle découverte.
Bien plus connu évidemment, le Concerto pour la main gauche de Ravel permettait au jeune pianiste français Cédric Tiberghien (né en 1975) de faire ses débuts comme soliste aux côtés des Berliner Philharmoniker. Dès la fameuse introduction où contrebasses et contrebasson ronflent sous la baguette précise mais un rien inerte de George Benjamin, la magie opère: les sons emplissent d’un coup la Philharmonie avant que le pianiste n’entre en scène. Tiberghien joue ce concerto avec un art consommé de la nuance et de la finesse, passant des couleurs les plus sombres aux accents jazzy du deuxième mouvement où caisse claire, basson et trombone s’ébattent joyeusement. Le Lento conclusif permet au soliste d’user de nouveau d’un jeu cristallin qui se fond merveilleusement dans le climat instauré par les volutes de l’orchestre: une interprétation de tout premier ordre saluée autant par le public que par l’orchestre. En bis, Ravel toujours avec les «Oiseaux tristes», deuxième pièce des Miroirs (1904-1906): nouvelle occasion pour Tiberghien de mettre en valeur la douceur de son toucher et ses affinités évidentes avec ce type de répertoire.
Seconde œuvre à être donnée pour la première fois par le Philharmonique de Berlin, Clocks and Clouds (1972-1973) de Ligeti fut certainement le moment le plus fort de la soirée. L’introduction, nébuleuse là aussi, fondée sur des rythmes lancinants joués par les cinq flûtes et les cinq clarinettes requises, instaura une atmosphère extrêmement étrange où une partie des cordes (six violoncelles et quatre contrebasses) puis les seize voix féminines émergèrent petit à petit. Les ruptures sont franches: quoi de commun entre ces harpes extatiques doublées par le célesta et ces voix perçantes? Les frictions sonores s’enchaînent mais sans jamais tomber dans la cacophonie, ni même la dissonance. Sur un schéma qui, toutes choses égales par ailleurs bien évidemment, pouvait rappeler la Symphonie «Les Adieux» de Haydn, les voix disparurent les unes après les autres avant que l’orchestre lui aussi, une dernière intervention des flûtes mise à part, ne se fonde dans le silence. George Benjamin conduisit l’ensemble avec une belle cohérence qui mit surtout en évidence le caractère cyclique de l’œuvre; puisqu’il s’agissait de la dernière intervention des voix, Matilda Hofman vint sur scène saluer et faire saluer ses troupes, qui reçurent à cette occasion les applaudissements chaleureux d’un public visiblement conquis.
A tout seigneur tout honneur, Sir George Benjamin dirigea ses deux Palimpsests pour conclure le concert (à ne pas confondre avec les Palimpsests composés par Xenakis en 1979), Palimpsest I et Palimpsest II ayant été créés par Pierre Boulez à la tête du London Symphony Orchestra respectivement en février 2000 et octobre 2002, le chef français n’ayant d’ailleurs pas tardé à en assurer également la création américaine avec le même orchestre. Le temps de reconfigurer la scène (comme ce fut d’ailleurs le cas après chaque œuvre jouée, ce qui prolongea un peu plus que d’habitude la durée du concert du samedi soir des Berliner), l’orchestre s’étant quelque peu étoffé, le compositeur et chef permit au public d’entendre deux pièces aux harmonies extrêmement riches et au travail orchestral fort recherché. Dans la première comme dans la seconde, on assista à des animations soudaines de l’orchestre (mention spéciale dans Palimpsest I à Wenzel Fuchs à la clarinette et au toujours génial Eric Terwilliger au cor), aux oppositions entre effets de masse dévolus aux cordes (principalement les huit contrebasses, les cinq violons et trois altos n’intervenant que de manière secondaire) et aux percussions d’une part, et tutti du reste de l’orchestre d’autre part, aux doublements de sonorités (harpes et célesta dans I, contrebasses et contrebasson dans II). Benjamin démontra là toute la richesse de ses compositions, s’insérant dans une sorte d’hommage rendu par un compositeur à ses illustres prédécesseurs: un concert enrichissant à plus d’un titre!
Sébastien Gauthier
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