Back
Les insondables mystères de la musique contemporaine Berlin Philharmonie 09/07/2018 - et 19 septembre 2018 (München) Bernd Alois Zimmermann: Ich wandte mich und sah an alles Unrecht, das geschah unter der Sonne
Anton Bruckner: Symphonie n° 9 en ré mineur (édition Nowak) Georg Nigl (baryton), Michael Rotschopf et Josef Bierbichler (récitants)
Müncher Philharmoniker, Valery Gergiev (direction)
V. Gergiev (© Kai Bienert/Mute Souvenir)
Après avoir jeté son dévolu sur la musique russe puis sur Gustav Mahler et, dans une moindre mesure, sur Richard Wagner, l’ogre Gergiev s’attaque désormais à Anton Bruckner. Alors qu’il grave à la tête des Müncher Philharmoniker, dont il est le directeur musical depuis la saison 2015-2016, une intégrale des symphonies enregistrées en l’église de Saint-Florian (où Bruckner fut organiste et où il repose désormais depuis sa mort en 1896) sous le propre label de l’orchestre MPHIL, il ne cesse de le diriger. Après une Quatrième Symphonie donnée le 2 septembre au Festival de Lucerne, il est prévu qu’il conduise la Huitième à Munich le 21 septembre avant de donner successivement les Deuxième, Neuvième et de nouveau Huitième à Saint-Florian les 24, 25 et 26 septembre! Après une nouvelle Neuvième munichoise le 15 novembre, il la dirigera à plusieurs reprises, entre autres choses, lors d’une tournée du Philharmonique au Japon à la fin du mois de novembre: ouf!
Ce soir, il donnait donc l’ultime symphonie de Bruckner, inachevée, dans l’édition Nowak, Valery Gergiev n’ayant pas souhaité, comme d’autres, ajouter un quatrième mouvement dont on a déjà eu l’occasion de dire ici tout le mal qu’on pouvait en penser, la dédicace «au bon Dieu» se concrétisant à notre sens si magnifiquement dans la fin suspendue du troisième mouvement. C’est d’ailleurs ce qu’on éprouva ce soir: plus de 10 secondes de silence absolu avant que, sur un geste de léger affaissement de l’archet du Konzertmeister Lorenz Nasturica-Herschowici, le public ne se libère par des applaudissements frénétiques saluant une interprétation qui fut sinon magique, du moins, sans aucun doute, magnétique. En dépit d’un certain manque de contrastes dans les nuances (le tout étant généralement joué entre mezzo forte et double forte), le premier mouvement (Feierlich, misterioso) fut excellent grâce à un orchestre dont la tradition brucknérienne n’est plus à démontrer (avoir notamment eu Sergiu Celibidache et Christian Thielemann comme directeurs musicaux laisse des traces!). Les cordes sont ronflantes, les cuivres rougeoient à qui mieux mieux et Gergiev dirige l’ensemble avec une énergie communicative qui conféra à la coda de superbes couleurs. Le plus réussi fut certainement le Scherzo: bénéficiant d’une noirceur et d’une rythmique à la fois conquérante et inexorable (saluons l’excellent Stefan Gagelmann aux timbales!), il s’est imposé avec une superbe évidence, le Trio en son sein étant interprété pour sa part avec toute la fraîcheur requise. Les Müncher Philharmoniker furent eux-mêmes véritablement transportés par ce mouvement où d’ailleurs Gergiev cessa presque de diriger (dans la reprise, une fois le Trio terminé) tant la machine orchestrale qui œuvrait sous nos yeux savait quel but atteindre et comment y parvenir. Sublime Adagio. Langsam, feierlich pour conclure, où la complémentarité entre la profondeur des cordes (où se distinguèrent notamment les pupitres de violoncelles et d’altos) et la rondeur souveraine des cuivres (quatre des huit cornistes jouant à cette occasion des fameux Wagner-Tuben) fut exemplaire. Même si l’on aurait peut-être souhaité là encore davantage de travail sur les nuances voire un peu plus de subtilité dans le discours, Gergiev imposa une vision extrêmement convaincante d’une des plus belles symphonies de Bruckner.
Cette seconde partie rattrapait à nos yeux la première où fut jouée, dans le cadre des célébrations du centenaire de sa naissance, Ich wandte mich und sah an alles Unrecht, das geschah unter der Sonne de Bernd Alois Zimmermann, «action ecclésiastique» de presque quarante minutes pour deux récitants, basse et orchestre. Dernière œuvre du compositeur (il se suicida cinq jours après l’avoir achevée, en août 1970), elle puise en partie son argumentaire dans l’Ecclésiaste (comme Zimmermann l’avait d’ailleurs fait dans sa cantate Omnia tempus habent de 1958) mais cette source est ici confrontée au Grand Inquisiteur, personnage issu des Frères Karamazov de Dostoïevski. Le premier récitant, Michael Rotschopf, déclama donc l’Ecclésiaste tandis que le second, Josef Bierbichler, se voyait confier le rôle de l’Inquisiteur; la basse reprenait pour sa part, mais en les chantant, les propos du premier récitant, chaque récitant intervenant à tour de rôle avant que, vers la fin de l’œuvre («Die Freiheit, der freie Geist und die Wissenschaft werden sir in solche...»), les deux ne parlent ensemble, étant même rejoints par le chanteur dans le passage «Wem arbeite ich doch und breche...», la conversation à trois se poursuivant peu ou prou jusqu’à la fin de la pièce. Résolument tournée vers la mort et le désespoir, hormis un bref passage lumineux citant la Cantate BWV 60 de Bach à la fin de l’œuvre, cette pièce frappe également par la diversité des timbres auxquels elle fait appel: des percussions en tous genres à la guitare électrique, des cuivres aux bruits de papiers et cartons déchirés par l’un des percussionnistes, nous avons parfois droit à une véritable cacophonie, sans aucun doute pensée par son créateur mais dont l’écoute suscite souvent la circonspection pour qui n’est pas familier de ce répertoire. Les deux récitants remplissent leur office avec justesse, les plus beaux passages étant dévolus au Grand Inquisiteur dont la voix chaude et le sens du récit déclamé par l’iconoclaste Josef Bierbichler méritaient toute l’attention. De son côté, on ne niera pas les talents à la fois de chanteur et plus encore de comédien de Georg Nigl, que le public français avait déjà pu entendre dans cette même œuvre voilà près de deux ans à la Philharmonie de Paris. Mais, là encore, avouons être resté souvent interdit face aux onomatopées, borborygmes et aux autres cris et lamentations du chanteur (notamment dans le passage «der Gefangene geht, und er lässt ihn inhaus») qui, à n’en pas douter, aura marqué cette œuvre conduite avec un grand sens de la précision par Valery Gergiev: pour autant, et le lecteur l’aura compris, de là à y adhérer...
Le site de Valery Gergiev
Le site des Müncher Philharmoniker
Sébastien Gauthier
|