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Une soirée pour Richard Strauss Baden-Baden Festspielhaus 05/23/2014 - Richard Strauss : Don Juan, Opus 20 – Metamorphosen, AV 142 – Till Eulenspiegels lustige Streiche, Opus 28 – Rosenkavalier Suite, Opus 59 Wiener Philharmoniker, Christoph Eschenbach (direction)
C. Eschenbach, Wiener Philharmoniker (© manolo press)
Voir se succéder l’Orchestre philharmonique de Berlin puis l’Orchestre philharmonique de Vienne à un mois d’intervalle sur le même plateau est un privilège, mais aussi l’occasion de quelques observations intéressantes. La moyenne d’âge d’abord, nettement plus élevée à Vienne : une véritable formation de professeurs, gardiens de longue date d’une solide tradition, avec en chef de file l’immuable Rainer Küchl au poste stratégique de Konzertmeister. L’individualité culturelle aussi : une mosaïque très Mitteleuropa de sonorités particulières, épicées, boisées, fortement colorées d’harmoniques, perpétuées à l’aide d’un instrumentarium lui aussi particulier, dont on entrevoit sur scène les patines inhabituelles et les systèmes étranges. A tous égards l’Orchestre philharmonique de Vienne reste une phalange fortement ancrée dans le siècle dernier, alors qu’au contraire la formation berlinoise paraît ouvertement jeune et cosmopolite, férue d’excellence technique et de modes de communication d’avenir, quitte à paraître aussi en recherche de personnalité et d’identité.
Pour célébrer dignement le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Richard Strauss, on ne pouvait rêver en tout cas de meilleur instrument que cette Philharmonie de Vienne présente à Baden-Baden au grand complet. Un orchestre que le compositeur a dirigé de nombreuses fois au cours de sa carrière, et auquel il a même dédié une Wiener Philharmoniker Fanfare que les musiciens continuent à jouent au moins une fois par an (traditionnellement pour l’ouverture de leur bal, dans la salle du Musikverein). Mais il fallait trouver aussi un maître d’œuvre susceptible d’infléchir une si prestigieuse grande manière, d’inspirer à cette phalange d’exception des accents qui ne sont peut-être pas tout à fait ceux qu’elle trouve d’habitude. Et à cet égard le choix de Christoph Eschenbach est excellent. Toujours posé, toujours à l’écoute, le chef allemand coordonne Don Juan et Till Eulenspiegel en freinant constamment d’éventuels emballements. Les pupitres ont tout loisir de s’écouter voire de se mettre en scène, au cours de ces poèmes symphoniques dont aucun aspect narratif n'est négligé. Chaque séquence paraît caractérisée et scrutée comme s’il s’agissait d’une véritable action, dont les premiers pupitres seraient les protagonistes. Et pour les moments plus touffus l’orchestre reprend la main : splendeur organique des tutti, réserves de dynamique considérables et cohésion hors pair des pupitres de cordes... Eschenbach n’ayant plus à ces moments-là, lui aussi, qu’à écouter la magnificence du résultat.
En milieu de concert prennent place les plus rares Métamorphoses, partition discrète que tout straussien doit cependant connaître, car essentielle dans la biographie d’un compositeur dont elle marque le moment de plus absolue détresse. En 1944-45 les derniers bastions d’une culture allemande révolue s’effondrent sous les bombes alliées. Agé, isolé dans sa retraite des Alpes bavaroises, Strauss écrit d’un trait ces Métamorphoses, autour d'une citation de la Troisième Symphonie de Beethoven : une étude pour cordes seules dont l’abstraction douloureuse résonne comme un cri d’impuissance voire d’incompréhension. D’un abord un peu difficile, c’est là une œuvre qu’il faut appréhender comme un jeu de timbres et de constructions dont la rigueur essaye de contenir pudiquement une affliction parfois déchirante. A cet égard on se souvient encore de la façon magistrale dont Herbert von Karajan dirigeait cette partition, en doublant puis en triplant au fil de l’exécution l’effectif de vingt-trois cordes voulu par Strauss et en atteignant ainsi progressivement une puissance et une plénitude sonores inimaginables. Christoph Eschenbach reste plus modeste, s’en tient aux 23 instrumentistes préconisés, dont il n’a aucune peine à obtenir une parfaite transparence et une lisibilité absolue de chaque ligne. Le résultat est d’une perfection fascinante, mais paraît peut-être un peu froid, ou du moins détaché d’un contexte historique avec lequel une considérable distance paraît désormais prise.
Conclusion plus détendue avec une opulente Suite d’orchestre du Chevalier à la rose, où tous les grands moments de l’ouvrage défilent en moins d’une demi-heure, arrangement habile et aussi fantastique pièce de bravoure où les Philharmoniker peuvent briller de leurs feux les plus riches. A nouveau Christoph Eschenbach canalise les phrasés, modère les débordements, peaufine les respirations, conférant à l’ensemble une allure aristocratique digne des plus inoubliables Maréchales qui ont brillé dans cet ouvrage. Comme on est loin dans cette œuvre, somme toute dangereuse, de l’effroyable souvenir laissé dans la même salle par un Lorin Maazel et un New York Philharmonic clinquants et frustes!
Bis inattendu après un programme aussi riche : une brillante Furioso-Polka, op. 260, signée par un autre Strauss, Johann junior celui-là. Il n’y a plus grand commentaire à faire sur l’aisance absolue des Wiener Philharmoniker dans ce répertoire-là. En revanche la vivacité et l’humour de Christoph Eschenbach au cours de ce bref moment de frénésie dansante ouvrent des horizons prometteurs : voilà une recrue à laquelle les Philharmoniker devraient à présent penser en priorité pour leur concert du Nouvel An.
Laurent Barthel
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