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Silence d’hiver Baden-Baden Festspielhaus 02/16/2014 - Franz Schubert : Winterreise, D. 911 Matthias Goerne (baryton), Christoph Eschenbach (piano)
M. Goerne, C. Eschenbach (© Stephanie Schweigert)
La qualité du silence qui peut régner dans une salle en Allemagne pendant une exécution du Winterreise de Schubert est particulière. On ressent là une connivence autour d’un patrimoine culturel spécifique, au demeurant difficile (plus d’une heure de lieder mis bout à bout, la seule présence d’une voix et d’un pianiste sur un plateau nu...). Le public retient son souffle, suit le chanteur dans sa longue évocation poétique du froid, de la neige, du désespoir puis de la folie. Son attention est captée, ne se relâche jamais, et même quelques toux épisodiques sont assez soigneusement étouffées. On peut certainement juger la réussite d’une exécution du Voyage d’hiver à cette aune-là, à cette qualité de concentration d’un auditoire qui ouvre grand ses oreilles et ne bouge plus. On a vécu de tels silences religieux face à Brigitte Fassbaender, Christa Ludwig, Dietrich Fischer-Dieskau, Thomas Quasthoff... Et à chaque fois il s’agit de souvenirs, on s’en doute, indélébiles. Quant à ce concert de Matthias Goerne et Christoph Eschenbach, on pourra désormais le classer au même rayon.
Le premier contact est pourtant difficile. Matthias Goerne a notablement forci, semble mal à l’aise dans un costume devenu un peu trop serré, et puis surtout retrouve dès la première phrase chantée toute une gamme d’attitudes physiques que l’on avait un peu oubliées et qui restent particulièrement difficiles à regarder. Positions bizarrement penchées en avant, agrippements au piano, dandinements alternativement de gauche à droite et de droite à gauche, regards perdus dans le vague, gesticulations parasites incongrues... Une solution pour y échapper peut être de se concentrer sur la lecture des textes des poèmes inclus dans le programme, en évitant de regarder sur scène. Cela dit, on peut aussi s’habituer visuellement à ces mouvements incessants, mais sans doute parce que le Winterreise est quand même un cycle que Matthias Goerne connaît sur le bout des doigts et dans lequel il se sent en confiance, ce qui limite quelque peu son agitation nerveuse. En revanche, quand Goerne aborde des pièces moins bien assimilées, ce problème d’attitudes mal contrôlées en chantant peut devenir rédhibitoire. Ici, disons qu’il reste globalement supportable et que bien d’autres attraits aident à en faire abstraction.
Car la voix du baryton allemand, la quarantaine passée, paraît arrivée à sa peine maturité. Le timbre est resté sombre mais se pare désormais - dans une gamme de couleurs relativement restreinte - d’un éventail de nuances et d’ombres d’une très grande richesse. L’émission demeure placée en arrière mais cette particularité ne gêne plus, parce que les consonnes allemandes, elles, sont impeccablement projetées. A l’écoute de la grande anthologie Schubert publiée en ce moment, CD par CD, chez Harmonia Mundi, on pourrait croire que l’intelligibilité des textes chantés par Matthias Goerne est garantie par une proximité artificielle des micros d’enregistrement. En fait non. On a pu le vérifier au cours de ce concert donné dans la vaste salle du Festspielhaus de Baden-Baden, dotée il est vrai d’une acoustique exceptionnelle : chaque syllabe du texte chanté passe parfaitement, et de surcroît en douceur, sans les brutalités relatives d’articulation des consonnes auxquelles même des Liedersänger chevronnés nous ont habitués.
Mais la voix de Goerne demande aussi un pianiste exceptionnel pour l’enrichir, compléter et élargir son spectre sonore un peu contracté, voire ouvrir des horizons poétiques infinis. Et ce soir Christoph Eschenbach confirme (on le savait déjà grâce à l’anthologie discographique citée plus haut, où les volumes successifs sont dévolus à plusieurs accompagnateurs différents), qu’il est bien actuellement pour Goerne le compagnon artistique idéal. A la fois d’une impeccable fidélité au texte pianistique et d’une créativité sonore de tous les instants, avec un art de renouveler chaque tournure et de révéler des abîmes là ou d’autres ne font que passer. Ce Winterreise prend évidemment son temps, ose d’incroyables lenteurs suspendues, sans toutefois mettre la voix en difficulté. A mesure que la soirée passe ces deux hommes nous font basculer petit à petit dans un monde cauchemardesque, avec sur la dernière ligne droite une succession de Lieder éperdus, hallucinés, où voix et piano semblent avoir perdu toute couleur. Des tableaux livides, tout en nuances infinitésimales de gris, jusqu’à un Leiermann dont le piano égrène sans fin le lent grelottement hagard.
Silence assez long avant les premiers applaudissements. Et bien entendu aucun bis possible après de tels moments. Deux grands maîtres viennent d’œuvrer ce soir. Ne manque plus que l’enregistrement discographique qui devrait logiquement immortaliser cette collaboration exceptionnelle.
Laurent Barthel
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