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Une belle histoire d’amour

Madrid
Teatro Real
01/28/2014 -  et 30 janvier, 1er, 3*, 5, 7, 9, 11 février 2014
Charles Wuorinen: Brokeback Mountain (création)

Daniel Okulitch (Ennis del Mar), Tom Randle (Jack Twist), Heather Buck (Alma), Hannah Esther Minutillo (Lureen), Ethan Herschenfeld (Aguirre, Hog-Boy), Celia Alcedo (La mère d’Alma), Ryan MacPherson (Le père de Jack), Jane Henschel (La mère de Jack), Hilary Summers (La barmaid), Letitia Singleton (Une vendeuse), Gaizka Gurruchaga (Un cow-boy), Vasco Fracanzani (Bill Jones)
Coro titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta titular del Teatro Real (Orquesta sinfónica de Madrid), Titus Engel (direction musicale)
Ivo van Hove (mise en scène), Tal Yarden (vidéo), Wojciech Dziedzic (costumes), Jan Versweyveld (décors et lumières), Jan Vandenhouwe (dramaturgie)


D. Okulitch, T. Randle (© Javier del Real)


Aux Etats-Unis, la composition d’opéras jouit d’une bonne santé. Depuis le moment de sa naissance, peut-être avec Four Saints in Three Acts (V. Thomson, livret de Gertrud Stein, 1933) et Porgy and Bess (G. Gershwin, 1935), mais pas avant, la croissance de la créativité ne s’est jamais interrompue, malgré des guerres et des vicissitudes politiques difficiles à surmonter, par exemple Blitzstein au temps de McCarthy. Mais c’était certes pire en Europe. Une de ses manifestations a été le folk opera, où le côté folk n’a jamais été accablant. En tout cas, rien à voir avec l’Inquisition avant-gardiste européenne: heureusement, nous avons eu Henze, de la même génération, un traître aux siens – ah, que ferait-on sans les traîtres aux grandes causes? Les Etats-Unis ne sont jamais tombés dans la superstition de l’avant-garde. De plus, il y a les universités, origine de librettistes, compositeurs, chanteurs de tout genre et toutes les écoles, metteurs en scène... Et aussi source d’échanges entre les institutions universitaires, c’est-à-dire de multiplication créative. C’est très long, mais deux dates peuvent tout résumer: en 1955, le jeune Carlisle Floyd donnait la première de son opéra Susannah à la Florida State University (Tallahassee, Floride); en 2007, l’Indiana University Jacob’s School of Music créait Our Town de Ned Rorem (livret de Sandy McClatchy, d’après, bien sûr, la célèbre pièce de Thornton Wilder). Ces deux titres sont des folk operas, tout comme Porgy and Bess, le titre pionnier.


Il y a aussi une source importante, le pop, la télé, la culture de masse. Mais pas comme chez quelques metteurs en scène en Europe, qui s’obstinent à associer Le Parrain à Richard Strauss ou Mad Max à Wagner. Ici, il n’y a pas de piège: l’inspiration est très souvent directe, comme dans le cas de Nixon in China. Si ce n’est pas ici le lieu d’écrire une histoire de l’opéra américain, quelques titres importants peuvent être mentionnés avant Wuorinen et Brokeback Mountain: Nixon in China (John Adams, 1987), Tania (Anthony Davis, a jazz opera, 1991), Harvey Milk (Stewart Wallace, 1995), A View fron the Bridge (William Bolcom, 1999), Dead Man Walking (Jake Heggie, 2000)... La source, toujours: la presse, la télévision, les événements politiques ou sociaux d’actualité, avec un sens ironique, critique, au-delà du pop art. In faut pas oublier un nom dans l’opéra américain: Giancarlo Menotti, Italien et Américain, prolifique et d’un grand sens théâtral, exemple pour beaucoup de ces compositeurs.


En Europe, l’opéra américain demeure un grand inconnu. Chez nous, absolument inconnu. La commande d’un opéra à un des grands compositeurs américains vivants est à ranger au nombre des réussites de Gerard Mortier pendant ses années au Teatro Real. Et c’est comme cela que le Teatro Real, qui n’avait jamais présenté d’opéra américain, si l’on excepte Porgy en 1998, affiche la création mondiale de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen, au même moment que la mise en scène de Tristan et Isolde par Peter Sellars. Au demeurant, il s’agit de deux histoires d’amour, et les deux opéras se concluent sur un grand monologue d’amour de la part du survivant – les wagnériens voudront certainement bien excuser de telles hérésies.


Wuorinen domine les ressources de la voix, et ses cycles de lieder, ballades, chansons ou songs sont à l’origine de ses expériences théâtrales: Brokeback Mountain est, peut-être, sa plus grande réussite – on ne peut l’affirmer, car on ne connaît que quelques-unes de ses œuvres. L’opéra dure deux heures et quart, riche de vocalité, mais aussi d’une diversité de couleurs d’orchestre qui ne jouent (presque) jamais ensemble, mais en groupes chambristes: familles de couleurs dans la phrase d’appui, mais aussi contrastes de familles d’instruments dans la même phrase, comme si la Klangfarbenmelodie était un des principes de l’accompagnement. Il faut parler d’accompagnement: l’orchestre n’est jamais un personnage, comme dans la tradition wagnérienne, comme chez Strauss; il commente, à peine, souligne, suggère peut-être, mais il n’est jamais dans l’action, dans la situation. Les voix sont les protagonistes et, par petits groupes, les aigus des cuivres ou les interventions de la percussion soulignent les passions, les volontés, les tensions. L’orchestre ne parle par lui-même que dans les intermezzos, et il sait créer dans ces moments de transition des commentaires et des suggestions d’une trame complexe. Mais pendant l’action, c’est comme si la richesse de la couleur d’ensemble cachait ou dissimulait l’importance de son rôle.


Wuorinen et l’auteur du roman et librettiste, Annie Proulx, sont venus à Madrid et ont vu une très belle mise en scène de leur œuvre. Une histoire bien connue tant par le livre que par le film d’Ang Lee (2005), mais avec une dimension tout à fait différente, une richesse d’une autre classe, un or peut-être plus pur, moins réaliste, plus dépouillé, pas si chaleureux que le film, pas si suggestif que le roman, une autre version avec des personnages aux mêmes noms, un même amour entre deux hommes comme référence, deux cow-boys, une des profession les plus masculinisées de nos imaginaires, élevés que nos avons tous été dans les westerns et les exploits des tough guys.


Sans entracte mais avec des intermezzos musicaux, cet opéra se présente comme une histoire linéaire aux développement assez peu perceptibles avant la catastrophe: a partir d’un moment donné, les valeurs minimales des notes et la crispation des voix et des sons provenant de la fosse poussent vers la conclusion tragique. Mais jusque là, peu de moments culminants, critiques, peu de forte. Tout se prépare pendant plus d’une heure et demie, et les quarante dernières minutes nous mènent à la catastrophe. Ce n’est pas un crescendo, mais une préparation lente et tendue du drame vers ce qu’on pourrait considérer comme une tragédie. Mais il n’y aurait rien de tout cela sans la direction pointilleuse de Titus Engel, très souvent maître de petits groupes chambristes surgis de l’orchestre, dirigeant les couleurs à travers les instruments les plus variés: bravo à lui pour ce travail complexe et précis avec l’Orchestre du Teatro Real.


Cette production met en valeur plusieurs protagonistes. Par exemple, Jan Wersweyveld, concepteur d’une scénographie capable de créer l’intimité de deux foyers de classe moyenne ou de donner libre espace à la vidéo de Tal Yarden, avec tous les côtés de la montagne en référence aux amours de Jack et Ennis. La mise en scène réaliste d’Ivo van Hove est intimement attachée a cet espace scénique, et son réalisme n’est pas une contradiction avec ce qu’on a dit; mais un film peut se permettre des portraits, voire des climats que l’opéra repousse, parce que son langage est ailleurs.


Et il y a aussi des voix impeccables. Le couple vedette, Daniel Okulitch et Tom Randle, si différents, deux tempéraments, deux opposés, complémentaires, le baryton et le ténor, de bons acteurs, de belles voix, de grands artistes. Les deux épouses dupées sont des personnages fondés sur la douceur de la jeune soprano américaine Heather Buck (qui connaît très bien l’œuvre de Wuorinen), à la voix parfois perçante, et sur la formidable mezzo tchèque Hannah Esther Minutillo, bien connue en France (Sesto, Cherubino, Octavian, Carmen...). La distribution est complétée par la voix grave et obscure d’Ethan Herschenfeld, dans ses deux rôles, mais aussi Celia Salcedo, Hilary Summers, Ryan MacPherson, Jane Henschel et Letitia Singleton. La place du chœur est ici très réduite, mais, comme d’habitude, Máspero et ses voix n’ont pas déçu.


En conclusion, une très belle première d’un titre qui mérite une grande carrière mondiale après que Madrid a eu le bonheur d’en accueillir la naissance.


L’intégralité du spectacle sur medici.tv



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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