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Raskatov maître-chien

Lyon
Opéra
01/20/2014 -  et 22*, 24, 26, 29, 30 janvier 2014
Alexandre Raskatov : Cœur de chien
Sergei Leiferkus (Filipp Filippovitch Preobrajenski, professeur), Ville Rusanen (Ivan Arnoldovitch Bormenthal, son assistant), Peter Hoare (Charikov), Elena Vassilieva («Voix déplaisante» du chien Charik, Daria Petrovna, cuisinière), Andrew Watts («Voix plaisante» du chien Charik, Deuxième prolétaire), Nancy Allen Lundy (Zina, servante), Robert Wörle (Un provocateur, Un patient), Annett Endriesen (Une patiente), Sophie Desmars (Une secrétaire, fiancée de Charikov, Premier prolétaire), Vasily Efimov (Schwonder, Troisième prolétaire), Piotr Micinski (Quatrième prolétaire, Un détective), Gennady Bezzubenkov (Un chef haut placé, Fiodor, portier, Un vendeur de journaux), Pola Molinari, Sonia Tedla Chebreag, Marta Fumagalli (Trois vieilles), Walter Testolin, Renato Dolcini (Deux ivrognes)
Ensemble vocal Il Cantio di Orfeo, Orchestre de l’Opéra de Lyon, Martyn Brabbins (direction musicale)
Simon McBurney (mise en scène)


(© Bertrand Stofleth)


Comment le chien Charik [Bouboule], auquel un professeur spécialiste du rajeunissement greffe l’hypophyse et les testicules d’un homme tué dans une bagarre, devient-il Charikov [Bouboulov] un incontrôlable homo sovieticus : il lit Engels, exige un logement, veut prendre femme et dénonce aux autorités l’auteur de sa métamorphose ? Le sarcastique récit de Boulgakov, Cœur de chien, interdit de publication jusqu’en 1987, a inspiré à Alexandre Raskatov un opéra qui, après le triomphe de sa création à Amsterdam en 2010, a conquis l’English National Opéra de Londres et la Scala de Milan, avant de remporter aujourd’hui le même succès à Lyon. A travers la musique et le livret de Cesare Mazzonis, rendu au russe par George Edelman, le compositeur a voulu suivre le texte au plus près, ne s’autorisant qu’une entorse à la fin : alors que le chirurgien a renvoyé l’humanoïde à sa condition première, des clones de Charikov, cette création hybride et monstrueuse qu’il fut pendant quelque temps, envahissent la scène, signe alarmant de la déculturation, voire de la déshumanisation de toute une société : le dénouement, confie Raskatov, qu’aurait pu imaginer Boulgakov lui-même s’il avait joui d’une entière liberté.


Pour rester fidèle à l’insolence ravageuse du romancier, le musicien, qui fait dans ses œuvres une large place à la voix, a souvent privilégié les tessitures extrêmes : basse profonde du Juge d’instruction allant jusqu’au contre-ut grave (comme le baron Ochs du Chevalier à la rose), soprano « colorature spinta » de la Fiancée devant atteindre le contre-sol (après la soliste de « Popoli di Tessaglia » de Mozart... ou celle des Aventures de Ligeti), « ténor colorature bouffe » de Charikov, rappelant l’Astrologue du Coq d’or de Rimski-Korsakov ou le Capitaine de Wozzeck de Berg... ou, évidemment, Le Nez de Chostakovitch – Raskatov parle d’ailleurs d’un « opéra staccato », qui passe en revue les différentes formes de trille. Incarnation du chercheur découvrant bien vite les limites et les dangers de l’utopie eugéniste, le professeur, lui, est « basse baryton serioso ». Dans la fosse prend place un orchestre riche en percussions de toute nature, avec guitare électrique, harpe, célesta, clavecin et piano amplifiés, balalaïkas également amplifiées...


Les deux actes ne se ressemblent pas : résolument bouffe, le premier restitue l’effervescence loufoque des années 1920 ; le second, plus inquiétant, plus tendu, plus concentré, vire au tragique : les cordes, instruments du lyrisme, y retrouvent leur place traditionnelle. Dans l’un comme dans l’autre, tout en refusant le pur « pasticcio », Raskatov convoque toutes sortes de musiques, comme s’il parcourait, à travers son œuvre, toute une histoire de l’opéra et de la vocalité, du lamento baroque à Moussorgski, son musicien préféré, sans s’interdire la parodie de musiques révolutionnaires quand il associe une banda au commissaire politique Schwonder... ou les références à la musique religieuse orthodoxe quand ses pairs invitent le professeur à la repentance... Mais il ne tombe jamais dans le piège que son choix même lui tendait : en s’inscrivant dans la tradition du grotesque russe, il risquait de faire, du post, voire du sous-Chostakovitch, comme d’autres ne se sont pas remis de Wozzeck. Or il n’en est pas ainsi : l’ombre de son aîné ne plane que subrepticement ici ou là – on croit percevoir, à un moment, une réminiscence du début de la Cinquième Symphonie. Raskatov garde donc son originalité, qui s’incarne d’abord dans la volonté de trouver un équivalent instrumental et vocal au texte de Boulgakov, plein de jeux sémantiques et sonores sur la langue.


La production est celle de la création, mais on a, pour la première fois, réuni tous les instruments. Martyn Brabbins dirige avec une impeccable netteté et diversifie les atmosphères, en particulier d’un acte à l’autre. Sergei Leiferkus, pourtant en fin de carrière, impressionne en professeur Prejobrazenski, qu’il fait évoluer de la vanité à l’inquiétude grâce à son art consommé de la caractérisation. Peter Hoare est littéralement incroyable en Charikov, à la fois ridicule et pitoyable : le pauvre hère exige aussi, après tout, qu’on reconnaisse une différence qu’il n’a pas voulue. Elena Vassilieva passe avec virtuosité de la Cuisinière à la voix « déplaisante » de Charik, déformée par le mégaphone. Pas de rôle secondaire, pour le compositeur : chacun assume le sien à la perfection, scéniquement et vocalement – il est vrai que, si l’écriture vocale est exigeante, elle ne va jamais, malgré les apparences, contre les voix.


Simon McBurney, dont on attend, cet été à Aix, la Flûte enchantée amstellodamoise, est un peu novice à l’opéra, mais il a déjà mis en scène Le Maître et Marguerite : il connaît donc bien l’univers de Boulgakov. Comme la musique, sa mise en scène joue sur les genres et les registres : film muet, dessin animé, tableau vivant, parodie bouffonne et noirceur tragique. Quand il n’a pas figure humaine, le chien est activé par des marionnettistes. Des vidéos défilent souvent, plongées dans la triste réalité soviétique à travers des images à la gloire des réalisations du régime, alors que la tempête de neige, au début, évoque plutôt l’éternelle Russie. Direction d’acteur millimétrée, à l’image de la partition : de l’accord entre la scène et la fosse naît un vrai théâtre musical.



Didier van Moere

 

 

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