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Morte maison

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/27/2013 -  et 29 septembre, 1er*, 3, 5 (Strasbourg), 18, 20 (Mulhouse) octobre 2013
Leos Janácek : Z mrtvého domu
Peter Straka (Filka Morosov), Adrian Thompson (Le grand forçat), Enric Martinez-Castignani (Le petit forçat), Patrick Bolleire (Le commandant), Nicolas Cavallier (Alexandr Petrovitch Gorjantchikov), Sunggoo Lee (Un gardien), Rémy Corazza (Le très vieux forçat), Andreas Jäggi (Skuratov), Pascal Charbonneau (Aljeja), Gijs Van der Linden (Une voix, Kedril), Jens Kiertzner (Le cuisinier), Martin Bàrta (Le prêtre, Chichkov), Peter Longauer (Tchekunov), Hervé Huyghues Despointes (Un forçat ivre), Guy de Mey (Chapkine), Mario Brazitzov (Le forgeron), Jean-Gabriel Saint-Martin (Un forçat (Don Juan)), Philip Sheffield (Tcherevin)
Chœurs de l'Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
Robert Carsen (mise en scène), Radu Boruzescu (décor), Miruna Boruzescu (costumes) , Robert Carsen, Peter Van Praet (lumières), Philippe Giraudeau (chorégraphie )


Janácek a 72 ans quand il commence à composer De la maison des morts, et ce projet ultime va l’occuper jusqu’à son décès, un peu plus d’un an plus tard. Quelles motivations pour s’intéresser à un sujet aussi ingrat ? Une certaine russophilie, une passion tardive pour Dostoïevski, des préoccupations humanistes toujours plus fortes, susceptibles d’éveiller un intérêt même pour l’univers le plus en déréliction qui se puisse imaginer : un bagne pour criminels de droit commun... Œuvre d’art brut, laissée dans un état encore plus âpre du fait de la disparition de son auteur, avant certaines retouches qui seraient sans doute apparues nécessaires, De la maison des morts est-elle vraiment pensée pour le théâtre ou plutôt une sorte de tour de force abstrait, presque une musique d’oratorio ? En l’état l’ouvrage laisse perplexe. Moins sans doute aujourd’hui qu'au début des années 1930 où cette partition fut extraite des cartons du compositeur disparu et fut considérée comme lacunaire, inachevée, inexécutable en l’état. Cela dit, même aujourd’hui, cet opéra reste rare à l’affiche, et de toute façon il peinera longtemps encore à remplir une salle.


Véritable défi pour un metteur en scène, on ne confie en général De la maison des morts qu’à des maîtres d’œuvre chevronnés, susceptibles d’y inventer une dramaturgie et un récit structurés, là où Janácek semble n’avoir juxtaposé que des fragments de vie éparpillés. Parfait exemple de ce type de greffe réussie : la mise en scène de Patrice Chéreau, vue successivement à Aix-en-Provence, Vienne, New York et immortalisée par un DVD. Un travail impeccable de fidélité apparente au sujet et pourtant qui ajoute au livret une myriade de détails contextuels qui en modifient subtilement la teneur. D’un opéra de lambeaux fugaces on passe à un drame dostoïevskien très construit, où la convention théâtrale s’installe confortablement. Des personnages prennent forme, évoluent, interagissent, destins croisés continuellement lisibles. Le décor de Richard Peduzzi, d’une austérité de bon aloi, s’offre néanmoins le luxe de toute une machinerie subtile qui en fait varier l’ouverture et les géométries. Un travail formidable mais un théâtre fondamentalement sophistiqué, où même la direction d’acteurs extraordinaire du regretté Patrice Chéreau paraît trop préméditée pour un monde aussi éruptif et brutal.


Créditons Robert Carsen – qui achève avec De la maison des morts un cycle de cinq ouvrages de Janácek commencé à l’Opéra de Flandre et repris et complété plus récemment à Strasbourg (ici, Jenůfa, L’Affaire Makropoulos, Kát’a Kabanová et La Petite Renarde rusée) – d’avoir essayé autre chose. Une scène verrouillée par trois hauts murs de parpaings nus, espace carcéral immuable où même les éclairages, pourtant très étudiés, ne peuvent pas beaucoup varier, des costumes de détenus quasi interchangeables, aucune irruption même sporadique du monde extérieur, y compris pendant la fête de l’acte II (tout juste le passage rapide d’un pope, et le petit rôle de la prostituée est tout simplement coupé...). Un enfermement total de silhouettes anonymes qui tournent en rond. Les personnages se ressemblent tous, deviennent difficiles à identifier, et retournent à leur grisaille sitôt leur brève intervention terminée. Le spectateur éprouve l’impression déstabilisante d’être tenu à distance, comme si l’absence de variation de focale voulue par le metteur en scène l’empêchait de rentrer vraiment dans l’action. Une fenêtre s’ouvre de loin sur un monde carcéral étrange pendant une heure trente (la représentation est donnée sans entracte) et se referme aussitôt ensuite. Comme si le public était venu ici pour une séance de voyeurisme malsain : réminiscences de crimes passionnels, dérives vaguement psychiatriques, exutoires graveleux de privations sexuelles quotidiennes... tout cela au rythme immuable des passages à tabac, des distributions de soupe et des promenades. A l’issue, et alors qu’il ne s’est en définitive rien passé de clairement lisible, si ce n’est la libération d’un seul homme, et aussi celle d’un vrai rapace, extrait de sa cage pour un bref envol à travers la salle jusqu’au dernier balcon, le public applaudit et s’en va. Pendant ce temps, dans le monde entier, prisons et bagnes continuent à tourner en rond...


Une conception d’une hauteur de vue courageuse, de surcroît aussi artistement composée que possible au vu de l’austérité impartie, mais qui ne fait pas forcément un spectacle facile à suivre. On se perd un peu à contempler de loin toutes ces silhouettes grises et ocres, on peine à savoir qui est qui. Seul le personnage central du jeune Aljeja, ici, comme souvent aujourd’hui, confié à un ténor et non au mezzo-soprano travesti voulu par Janácek, parvient à émerger. Le chœur, constamment présent dans son effectif total, uniformise tout, chaque soliste s’y singularisant successivement pour mieux y disparaître à nouveau. A la longue l’exercice est monotone, particulièrement au troisième acte où le plus vaste monologue de l’œuvre ne nous aura jamais paru aussi long, noyé dans la pénombre et presque privé d’enjeu, faute de réussir à identifier facilement les intervenants du drame en train de se jouer. Comme souvent avec Carsen le projet initial se révèle un peu étouffant, d’une rigueur virtuose qui finit par tourner à l’exercice de style davantage intellectuel qu’émotionnel. Mais sur ces 90 minutes-là l’expérience valait sans doute d’être tentée.


Musicalement, cette Maison des morts n’est pas moins problématique, et ici comme ailleurs réunir une équipe où chaque titulaire se révèle à la hauteur des enjeux n’a pas été chose facile. Globalement, dans cette distribution entièrement masculine, tout le monde tire honnêtement son épingle du jeu, au prix de tensions vocales parfois pénibles mais toujours passagères. On peut citer l’émouvant Aleja de Pascal Charbonneau, le sobre Gorjantchikov de Nicolas Cavalier, ou encore le Filka Morosov de Peter Straka et le Chichkov de Martin Bàrta, et bien sûr la belle performance du Chœur de l’Opéra du Rhin, mais ici c’est surtout la conviction d’un travail d’ensemble qui s’avère marquante.


Pour cette ultime production de ce cycle Janácek à l’Opéra du Rhin, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg succède enfin à l’Orchestre de Mulhouse, ce qui donne à la représentation davantage d’assurance musicale. Cela dit, l’écriture de Janácek ne ménage personne et ici les trompettes paraissent dans une forme plus qu’hasardeuse. Et puis l’exiguïté de la fosse ne favorise pas l’assise sonore, du fait d’un déficit numérique certain en cordes graves. Marko Letonja compose avec ces divers aléas pour délivrer de la version originale de l’œuvre une lecture percutante mais relativement avare de nuances, d’une âpreté en définitive bien en phase avec la répétitivité douloureuse de ce qui se passe sur la scène.



Laurent Barthel

 

 

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