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Deux femmes en un acte Paris Opéra Comique 03/17/2013 - et 20, 23*, 26, 29 mars Ermanno Wolf-Ferrari : Il segreto di Susanna
Francis Poulenc : La Voix humaine
Anna Caterina Antonacci (Contessa Susanna, Elle), Vittorio Prato (Conte Gil), Bruno Danjoux (Sante)
Orchestre philharmonique du Luxembourg, Pascal Rophé (direction)
Ludovic Lagarde (mise en scène)
A. C. Antonacci (© Bohumil Kostohryz)
Le mari a bien raison de soupçonner sa femme : elle le trompe. Mais pas avec un homme : avec la cigarette, exutoire d’une condition réduite à l’inexistence, partagé – innocemment – avec son domestique. Tel est le secret de cette Suzanne qui a dû voir les cigarières de Bizet. Jaloux comme un Othello de boulevard, monsieur finit par la surprendre en flagrant délit... et succombe à son tour à l’empire du tabac. Une pochade vaudevillesque d’Ermanno Wolf-Ferrari, où les carrures du néoclassicisme alternent avec les effusions de l’opéra italien, somme de pastiche parfaitement troussée, croisement de Mozart et de Donizetti, de Verdi... et de Debussy – les chromatismes de la flûte du Faune suggèrent la sensualité transgressive du tabac. Dans quelle mesure ce plaidoyer féministe en forme de clin d’œil peut-il introduire la poignante Voix humaine de Poulenc, où la femme, sans doute indépendante et libre d’aimer, n’échappe pas à l’abandon ? Ludovic Lagarde nous le dit : ce peut être la même, plus tard, aujourd’hui peut-être. D’où ce décor unique, d’un blanc voulu froid, vestibule pour Le Secret de Suzanne, qui va pivoter pour La Voix humaine, au gré de la déambulation de la protagoniste cramponnée à son téléphone, passant de la chambre à la salle de bains : tout tourne comme tout tourne dans sa tête et dans son corps, dans le vertige du déni, de la résignation, du besoin de vérité. Au mur, cette fois, une célèbre photo de Man Ray.
Mise en scène juste et fine, à défaut être très inventive : rien de plus que ce qu’il faut pour faire sourire et pleurer. Ludovic Lagarde, il est vrai, joue sur du velours : les chanteurs jouent comme de vrais comédiens. Anna Caterina Antonacci, parfaite de rouerie distinguée, est à croquer en Suzanne, bien mariée au baryton juvénile de l’élégant Vittorio Prato, voix mordante et homogène, phrasé un peu carré parfois. Et le danseur Bruno Danjoux campe un domestique parfait, complice gourmand du forfait de sa maîtresse – mais que fument-ils au juste ? Tout cela irait très bien sans l’orchestre : Pascal Rophé semble n’avoir aucune idée de la musique de Wolf-Ferrari, dirige à la serpe, bruyamment, sèchement et brutalement un orchestre luxembourgeois aux sonorités souvent très vilaines. Poulenc lui convient mieux, même si l’on peine à entendre le pendant musical du drame intérieur de la protagoniste, un écho des replis d’une conscience blessée, d’un cœur à vif. Heureusement, la soprano italienne est là et lave la honte de sa Carmen ratée de Bastille (voir ici). Quand on a ce sens de la déclamation, cette netteté de l’articulation, le texte si émouvant de Cocteau retrouve toute sa force et cette Voix peut bien s’appeler « tragédie lyrique », renouvelant une tradition authentiquement française. Avec parfois des accents à la Denise Duval, elle est Elle, non sans que, ici ou là, on ait l’impression de voir plutôt la Antonacci à travers la femme plutôt que la femme à travers la Antonacci, comme si l’une s’éloignait de l’autre, comme si l’opéra l’emportait sur la vérité de la souffrance. Ici ou là, l’espace de quelques instants : l’une, très vite, se confond de nouveau avec l’autre, notre gêne se dissipe.
Il fallait redécouvrir l’« intermezzo » de Wolf-Ferrari, connu surtout pour ses opéras légers. Et rappeler que l’Opéra-comique avait, en 1921, révélé la version française du Secret de Suzanne, créé à Munich en 1909 – en allemand. Et célébrer dignement le cinquantenaire de la mort de Poulenc, dont Favart avait accueilli la création de La Voix humaine en 1959. S’il n’y avait pas eu cet orchestre...
Didier van Moere
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