About us / Contact

The Classical Music Network

Madrid

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

La Révolte du peuple et le temps des troubles

Madrid
Teatro Real
09/28/2012 -  & 30* septembre, 3, 5, 8, 11, 13, 16, 18 octobre 2012
Modeste Moussorgski: Boris Godounov
Günther Groissböck (Boris), Michael König (Grigori, le faux Dimitri), Julia Gertseva (Marina Mnichek), Dmitry Ulyanov (Pimène), Anatoli Kotcherga (Varlaam), John Easterlin (Misail), Stefan Margita (Chouïski), Evgeni Nikitin (Rangoni), Andrei Popov (Le iourodivi), Alexandra Kadurina (Tsarévitch Fédor), Alina Yarovaya (Xenia), Pilar Vázquez (L’aubergiste)
Orchestre et Chœur du Teatro Real, Andrès Máspero (chef du chœur), Pequenos Cantores de la JORCAM, Ana González (directeur du chœur d’enfants), Harmut Haenchen (direction musicale)
Johan Simons (mise en scène), Jan Versweyveld (décors et lumières), Wojciech Dziedzic (costumes), Martion Hewlett (lumières)


(© Javier del Real)


Boris Godounov, un des plus beaux opéras du répertoire, revient à Madrid, après cinq ans d’absence. Mais aujourd’hui tout est différent. Exit la mise en scène de 2007...


On parle souvent du Boris Godounov plus adéquat, voire idéal, à partir des versions de 1869 (sept tableaux) et 1872 (neuf tableaux : trois tableaux nouveaux, suppression d’un des tableaux de 1869, mais l’ensemble est très différent). La version de 1872 est très belle, plus politique que la première, avec le chœur comme protagoniste encore plus marqué. En 1872 le musicien ajoute beaucoup de beautés mais en supprime certaines de sa première version. Le remaniement postérieur de Rimski-Korsakov complique encore les choses. La version Rimski a fait beaucoup pour l’opéra de son ami, mais on sait bien qu’il s’agit d’une orchestration éloignée des aspects les plus hardis du compositeur. Alors, on continue de chercher, et on trouve souvent une version légitime avec la plupart des beautés contenues dans les deux versions de l’auteur. Enfin, on a cherché, et trouvé, avec l’édition de Pavel Lamm des orchestrations correspondant mieux au génie de Moussorgski. Le Teatro Real propose une solution heureuse. On récupère le chœur du premier tableau du prologue, après les pèlerins, le monologue perdu des trois monologues de Pimène, le récit de Chtchékalov devant la Douma des Boyards... entre autres moments supprimés par le compositeur pour ne pas courroucer les autorités des Théâtres Impériaux. Il y a des changements qui s’imposent tout naturellement : si l’on conserve le très beau tableau de Saint-Basile, il ne faut plus déplacer la scène des enfants avec le iourodivi au tableau de Kromy.


Mais ce que ce rédacteur n’avait encore jamais vu, c’est la répétition de la scène du iouridivi et des enfants. Au Teatro Real, le tableau de Saint-Basile, de la version de 1869, met en scène les enfants qui harcèlent le iourodivi, sa lamentation, son dialogue avec le tsar Boris, et sa plainte-prophétie. Le tableau révolutionnaire du bois de Kromy, de la version de 1872, répète la scène du harcèlement (sans le dialogue avec Boris, mort dans le tableau précédant), et laisse la plainte-prophétie, annoncée par l’intervalle bien connu, à la fin du tableau et de l’opéra. Et les tableaux de Saint-Basile (1869) et de Kromy (1872) ici complets.


La voix de l’Autrichien Günther Groissböck pour le tsar Boris ne paraissait pas trop convaincante au début (le couronnement), trop claire, pas trop du corps, peu d’éclat et peu d’émail. Mais la voix change à partir de son grand tableau, celui des appartements au Kremlin. Dès ce moment-là on voit resurgir un Boris jeune, éblouissant, un acteur et une voix qui expriment profondément l’accablement du tsar et son chemin vers l’effondrement. Ulyanov construit un Pimène très digne, voix profonde, dans la grande tradition des Dosifeï. Ici, on suggère sa complicité avec Chouïski (le Boyard qui sera Basile IV, après le royaume éphémère du faux Dimitri). Formidable aussi, le Varlaam de Kotcherga, déjà connu et admiré au Teatro Real ainsi qu’au Liceu de Barcelone, en 2004, et bien avant celui de Boris dans le très bel enregistrement d’Abbado. La quatrième voix de basse est celle d’Evgeni Nikitin, un Rangoni assez méchant, comme il sied à l’imaginaire de Moussorgski, mais d’une ligne belle et digne, sans contournements superflus.


Les ténors sont tout aussi adéquats. Belle prestation vocale de Michael König, un Grigori (faux Dimitri) passionné, ardent dans une mise en scène qui pourtant ne favorise trop les explosions de l’affectif. Comme d’habitude, sa présence scénique n’est pas vraisemblable pour le rôle du très jeune usurpateur, un inconvénient assez répandu à l’opéra. Les voix de ténor ont connu une évolution depuis l’époque des Kozlovski ou des Nielepp. Stefan Margita campe un Chouïski moins exagéré et moins outré qu’à l’accoutumée. On dirait qu’il personnifie ici mieux que personne la froideur ou l’éloignement peut-être voulus par Johan Simons. Il est à l’affut, il sera tsar, on l’a dit, mais sa voix n’est pas la voix trop claire des Chouïski « chatrés » du temps jadis. Andrei Popov assume le rôle du iourodivi, un de ceux qui disent des vérités sans trop s’en rendre compte. Popov est loin de la tradition de Kozlovski, voix claire et angélique, mais il assume mieux que d’habitude aujourd’hui la clarté de la ligne, des couleurs, et de l’émission.


La Russe Julia Gertseva, en « méchante polonaise » Marina, brille d’une façon spéciale dans les deux tableaux du troisième acte : une voix belle, puissante, et l’un des succès majeurs de la soirée. Très adéquates dans les petits rôles de Kadurina, Yarovaya, Mekrasova, ainsi que Pilar Vázquez.


Le grand protagoniste, on l’a dit, c’est le chœur. Un chœur qui est le peuple russe, tour à tour victime, passif, sceptique, révolté ; mais aussi les nobles, les Boyards. Formidable le chœur du Teatro Real, dirigé par Andrés Máspero ! Le chœur et son directeur accomplissent ici un exploit majeur. Ils sont accompagnés par les belles voix blanches du chœur d’enfants du Jeune Orchestre et du Chœur de la Communauté de Madrid. Soigneusement préparés vocalement et dirigés par Ana González pour la voix ils sont aussi d’efficaces comédiens.


Le chef allemand Hartmut Haenchen avait laissé un bon souvenir avec sa Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch il y a un an. Son effort et son souffle, sa préparation soignée, sa compréhension de l’œuvre de Moussorgski permettent de revalider ses mérites devant un public qui a bien compris sa conception musicale.


La mise en scène du Hollandais Johan Simons, un véritable homme de théâtre, essaye (pas sans risques) d’éviter le pathos et le débordement. Brechtien ? L’opéra est par lui-même un art distancié, qui a son propre effet V, et il y a de moments où la montée en force du dramatisme est inévitable : la scène de l’hallucination, la mort de Boris, le moment critique du tableau révolutionnaire... Il semblerait qu’on veuille prendre très au sérieux la prophétie du iourodivi, avec des allusions directes à l’actualité: après la plainte finale, trois femmes qui rappellent les Pussy Riot – condamnées en Russie, tout un symptôme - embrassent le personnage qui vient de se taire. Cela, entre autres détails parsemés tout au long de la représentation sur les révoltes de notre temps. Un soin très particulier est apporté dans la direction d’acteurs, les constructions des personnages, dans la mesure de ce que permet le monde trop agité de l’opéra. Le décor unique (un peu transfiguré par des rideaux pendant les deux tableaux de l’acte polonais) s’inspire, d’après son auteur, Jan Versweyveld, de l`énorme bâtiment soviétique Gosprom (Kharkov, Ukraine), oppressif, grandiose, quoique construit avant l’époque de la Grande Terreur, ici un grand agrégat décadent, en pleine destruction. La cour, le hall sont traversés parfois par une passerelle pour les « gens du pouvoir ».


Le tsarévitch assassiné est souvent présent : la faute, l’abattement de Boris, son péché originel. Le tsarévitch est caractérisé comme un petit prince d’un tableau de Goya. Ah, le Boris historique n’a pas assassiné Dimitri Ivanovitch, c’est presque sûr, mais il avait été un opritchnik, et il était marié à une Skouratová, fille du chef de la police secrète personnelle d’Ivan le Terrible (elle mourra assassinée, comme son fils Fédor Borisovitch, par les partisans du faux Dimitri, et le royaume de Boris jeune enfant aura duré moins de deux mois ; celui de l’imposteur n’atteindra même pas un an: il y a quatre tsars dans cet opéra, y compris Chouïski). Boris doit sans doute rendre compte d’autres morts, sauf celle qui lui vaut cette terrible postérité.


Le public approuve cette proposition mais, disons, avec un enthousiasme modéré. Il est certain que Simons ne voulait pas provoquer de fortes émotions. Le public de Madrid a récupéré un ouvrage capital, bien connu ici, mais cette fois dans une version originale, inédite même, légitime, et presque idéale comme proposition finale pour cette partition.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com