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Dommage... Madrid Teatro Real 07/08/2012 - & 10, 11, 13, 14, 17, 19*, 20*, 22 juillet 2012 Osvaldo Golijov: Ainadamar (la source de larmes) Kelley O’Connor (Federico García Lorca), Núria Espert (Margita Xirgu, rôle parlé), Jessica Rivera (Margarita Xirgu, role chanté), Núria Rial (Núria), et les voix de Jesús Montoya (cantaor), Miguel Angel Zapater, David Rubiera, Angel Rodríguez
Orchestre et Chœur du Teatro Real, Andrés Máspero (directeur du chœur) Alejo Pérez (direction musicale)
Peter Sellars (mise en scène), Gronk (décors), Gabriel Berry (costumes), James F. Ingalls (lumières), Marco Berriel (chorégraphies complémentaires)
(© Javier del Real/Teatro Real)
L’histoire de la mort de Federico García Lorca hante les Espagnols depuis longtemps. Dans notre guerre civile beaucoup de crimes ont été perpétrés, mais Federico est le symbole de la grâce, de l’innocence, du talent, de la beauté écrasés par le national-catholicisme-fascisme, vainqueur de ce qui est perçu comme une répétition générale des brutalités encore plus terribles de l’hécatombe de 1939-1945. Un crime particulier, donc. Federico a été assassiné quand le coup d’Etat manqué de la rébellion appuyée par l’Allemagne et l’Italie devenait une « Croisade ». Au Nord, en juillet, les carlistes épargnaient la vie de Pío Baroja. En août, l’exécution de Lorca faisait déjà partie du pacte de sang des forces rebelles (« personne n’aura les mains propres, aucun d’entre nous ne pourra pactiser ») ; cela a été prouvé il y a longtemps par l’historien britannique Stanley G. Payne. Les circonstances de la mort de Federico pendant l’affreuse répression à Grenade ont fait l’objet des recherches de l’Irlandais Ian Gibson, hispaniste distingué, auteur de plusieurs livres autour de García Lorca (ainsi que d’une très belle biographie d’Antonio Machado, entre autres ouvrages). La mort de Federico a inspiré de nombreux poèmes, de nombreuses pièces de théâtre, ainsi que des films. Les poèmes de Lorca n’étaient pas interdits en 1960, ni même pas un peu avant, mais il y avait un silence officiel consterné par la dimension du crime proclamé dans tout le monde d’après-guerre. L’œuvre de Federico n’a été représentée en Espagne jusqu’au début des années soixante : Yerma, Noces de sang, La Maison de Bernarda Alba, des formidables succès. Aribert Reimann a composé son opéra Bernarda Albas Haus (2000) dont il n’existe hélas aucun enregistrement; et Wolfgang Fortner a composé Bluthochzeit en 1957. Pour ne citer que deux cas d’une importance toute particulière.
Avant la transition politique espagnole (1975-1977) une récupération de l’œuvre de Federico est amorcée et on peut découvrir des différences, voire des antagonismes: un geste de résistance civile contre le système franquiste et une admiration pour la beauté de l’œuvre en soi, œuvre-poème, œuvre-témoignage; mais également les opportunistes qui ont fait fortune grâce au « cadavre exquis » du poète. L’attitude de ceux-ci, mais aussi la popularité (excessive?) de certains poèmes du Romancer gitano ou La mort d’Ignacio Sánchez Megías ont provoqué une réaction élitiste anti-lorquienne pas du tout de droite ni même franquiste : mais trop, c’était trop.
Voilà quelques éléments d’importance pour la dramaturgie d’ Ainadamar, un drame lyrique in progress, dont on a vu la dernière version au Teatro Real, après quelques essais antérieurs. Mais Ainadamar est un spectacle opératique qui ne fonctionne pas, malgré la rencontre de talents en tous genres. Tous ces « talents réunis », malgré les capacités et la noblesse du thème, n’y parviennent pas, et le spectacle n’est ni théâtral ni lyrico-dramatique. En dépit d’un solide musicien, d’un metteur en scène de rêve comme Sellars, de belles voix féminines (un mezzo, deux sopranos, un petit chœur tragique), malgré la présence de la formidable Núria Espert qui joue le rôle parlé de Margarita Xirgu, on est peu convaincu. On peut percevoir « trop d’importance », trop de sérieux, une prémonition incessante de la mort de Federico, comme si tous ses vers connaissaient le futur sinistre du poète vers le ravin de Viznar.
Núria Espert est une artiste qui a une légitimité lorquienne avérée : ses productions de Yerma avec Victor García et Fabià Puigserver, de Doña Rosita la soleta avec Lavelli, sa mise en scène à Londres de La casa de Bernarda Alba avec Glenda Jackson comme protagoniste, etc. Ce n’est pas un hasard si le rôle de Margarita Xirgu, la grande femme de théâtre des temps de la République et amie de Federico, est joué par Núria Espert : il y a une correspondance, une identification entre ces deux actrices catalanes à l’égard de l’œuvre de Lorca. Rien d’étonnant si la jeune actrice de la pièce, élève de Xirgu pendant son exil à Montevideo, s’appelle Núria (comme Espert et comme la soprano qui chante le rôle).
L’expérience musicale du compositeur argentin Osvaldo Golijov est très intéressante, malgré le manque de réussite dans la totalité : Golijov fait usage de la musique populaire, non dans le sens de « folk-music », mais de la musique populaire comme celle que l’on entend à la radio, dans les bals musettes, les cabarets, ou encore à la télévision. Une musique légère. Un handicap peu connu de la langue espagnole dans le domaine de l’opéra c’est la difficulté de la prosodie, problème qui n’est sans doute pas encore résolu. La prosodie chantée des zarzuelas (un opéra-comique à l’espagnole très populaire, avec des créations vivantes jusque dans les années trente, et même un peu après la guerre civile) une musique légère (la « copla », par exemple, mais aussi les boléros, les tangos et d’autres musiques vocales latino-américaines en langue espagnole) sont des sources légitimes et actives pour cette prosodie, et cela constitue un des aspects les plus intéressants de l’approche de Golijov. On a dit que Golijov était un musicien éclectique. Cela ne veut rien dire : Golijov est un musicien qui « boit à de nombreuses sources », pour ainsi dire, un cosmopolitisme d’écoles non pas « postmoderne », mais plutôt au-delà du moderne.
Les trois voix féminines sont belles et en tant qu’actrices toutes trois sont aussi un talent dramatique incontestable : Kelley O’connor, une mezzo pour Federico (discutable ?) ; Jessica Rivera, une voix pour Margarita Xirgu en face de la voix de comédienne de Núria Espert ; Núria Rial, dans le rôle de la jeune actrice Núria. Formidable, le cantaor Jesús Montoya, avec ses « medias granaínas », un palo du flamenco riche en mélismes, mais on ne comprend pas pourquoi ce chant noble et populaire est la ligne du personnage de Ruiz Alonso, celui qui a dénoncé Lorca et dont la responsabilité est directe (ah, les interviews avec Gibson, où Ruiz Alonso essayait de changer le passé !). David Rubiera donne quelque vie au personnage du maître d’école fusillé avec Federico (la haine envers les maîtres d’écoles, qui apprenaient à lire aux enfants, étaient une des obsessions misérables des rebelles, des militaires, des évêques, des phalangistes, et des carlistes…) Les danses sont, dans l’ensemble, manquées, déplaisantes même. Le chœur est composé de quelques voix féminines qui interviennent pendant le développement de la tragédie, en font intrinsèquement partie et souffrent avec elle. L’Argentin Alejo Pérez nous rappelle encore une fois qu’il est l’un des jeunes chefs parmi les plus importants de sa génération.
La direction et la présence de Peter Sellars ne suffisent pas à donner de la vie à un spectacle où la vie ne progresse pas, où elle est laminée par le poids accablant d’un excès de sérieux.
Santiago Martín Bermúdez
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