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Le clavier dans tous ses états Normandie Deauville (Théâtre du Casino) 04/28/2012 - John Adams : China Gates
Claude Debussy : Estampes: «Pagodes» – Images (Première Série): «Hommage à Rameau»
Jean-Philippe Rameau : Première suite: Prélude, Gavotte et Doubles de la Gavotte
John Cage : Sonate n° 2 – Music for carillon n° 2
Karkheinz Stockhausen : Klavierstück XIV
Frédéric Chopin : Etude opus 10 n° 12
Martial Solal : Etude n° 11 «La Lancinante»
Serguei Prokofiev : Quatre pièces, opus 4: «Suggestion diabolique»
Arthur Lavandier : Livre (I) pour piano préparé
Alphonse Cemin (piano, piano préparé, clavecin, piano jouet), Claude Samuel (présentation)
A. Cemin
En marge du seizième festival de musique de Pâques de Deauville et en association avec le Salon Livres & Musiques, cette année plus particulièrement consacré au piano, avait lieu au Théâtre du casino de la ville, bonbonnière tendue de toile de Jouy, un très excitant récital offert par un jeune pianiste (né en 1986), Alphonse Cemin, et présenté par l’historien de la musique, critique et organisateur de festivals, Claude Samuel, qu’on ne présente plus. Celui-ci refusa de dresser une histoire du piano mais commenta le programme, avec des mots simples, quitte à commettre des raccourcis un peu rapides – clavier contemporain nécessairement percussif, contrairement au clavier des siècles passés, omettant Domenico Scarlatti, le Padre Soler ou tout simplement Beethoven (les Opus 106 ou 110) – ou des approximations – 4’30 de John Cage au lieu de 4’33 – et évoqua naturellement quelques souvenirs.
Le programme débuta ensuite par une pièce nullement percussive, China Gates (1977) de John Adams. Alphonse Cemin joua le plus sèchement possible, dans l’esprit de la pièce, une des plus célèbres d’Adams, lui conférant une sorte de linéarité tout à fait exemplaire, en conservant une distance loin de toute provocation.
Ne laissant pas le public applaudir, il renonça malheureusement à Hungarian Rock de György Ligeti (1923-2006), une des pièces les plus jouissives de son auteur, initialement programmée et qui aurait pourtant permis de monter que le clavecin n’est pas un instrument mort, pour aborder «Pagodes», extrait des Estampes (1923) de Claude Debussy (1862-1918), sans grand relief au début, «presque sans nuances» comme le demande le compositeur, prolongeant alors curieusement l’esthétique précédente, avant de lui donner plus de couleurs sur la fin, entre mystères et frondaisons chatoyantes. «Hommage à Rameau», extrait du premier livre des Images (1905) fut ensuite immédiatement mené avec toute la grandeur et l’éloquence nécessaires.
Les deux pièces de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) suivantes, interprétées cette fois au clavecin, montrèrent un artiste moins à l’aise sur cet instrument. Les «Gavotte et Doubles de la Gavotte» en la mineur (1728) manquèrent ainsi un peu de brillant et même parfois de précision.
L’artiste était clairement plus à son affaire avec une des seize sonates en un mouvement de John Cage (1912-1992), la compendieuse Deuxième Sonate (1946-1948), jouée sur un troisième instrument, préparé de façon à lui donner des sonorités inouïes de cloches. Il est rafraîchissant d’entendre encore au concert ce type de pièces, aux influences multiples et ressemblant à beaucoup d’autres du même auteur mais dont la poésie, qui date quand même de près de soixante-cinq ans, reste intacte.
Le Klavierstück XIV (1985) de Karlheinz Stockhausen (1928-2007), sonorisé, démontrait une nouvelle fois l’imagination débordante de son auteur, jouant avec les résonances, les touches frottées, les cordes grattées et même la voix de l’interprète au travers d’un micro.
La Douzième des Etudes de l’Opus 10, dite «Révolutionnaire», de Frédéric Chopin (1810-1849) fut l’occasion pour le pianiste de montrer une belle agilité digitale, quoique moins convaincante à la main droite, pour un résultat exemplaire et d’une sobriété dans l’approche tout à fait bienvenue.
L’Etude n° 11 «La Lancinante» (1999) de Martial Solal (né en 1927) constituait ensuite un excellent choix, les frontières entre genres étant une nouvelle fois abolies dès lors que la qualité est là, même si Alphonse Cemin n’a pas la légèreté du toucher, l’imagination et la liberté de ton de l’immense jazzman.
L’artiste continua son périple dans le monde du clavier, malgré les cris de goélands provenant de l’extérieur, les bruits de porte, les bavardages et les insupportables déclics d’appareils photos, en installant un tout petit piano droit, blanc, sur le pupitre baissé du piano préparé pour interpréter l’amusant Music for Carillon n° 2 (1954) de Cage, l’instrument-jouet prenant alors plus les couleurs sonores d’une charmante boîte à musique que d’un carillon. On peut décidément faire de la musique avec n’importe quoi.
La «Suggestion diabolique» (1908), œuvre de jeunesse de Serguei Prokofiev (1891-1953) mais déjà caractéristique de son style, fut alors bien martelée par un Alphonse Cemin toujours imperturbable et dominant à l’évidence sa terrible machine noire.
L’artiste acheva son passionnant voyage, non exempt d’écueils, par la création d’une pièce pour piano préparé du jeune compositeur Arthur Lavandier (né en 1987), tirée selon les propres dires de l’auteur d’ un opéra joué l’an dernier pour la première fois par l’ensemble à géométrie variable et spécialisé dans le répertoire contemporain sonorisé, Le Balcon. Ne recherchant pas l’innovation à tout prix, le compositeur, qui vint naturellement saluer la salle, se meut dans des eaux postdodécaphonistes, entre Schönberg et Prokofiev. Mais la pièce, déconcertante au début, l’instrumentiste, dans le noir, cherchant âme qui vive («On m’a appelé?»), et succession d’histoires troubles semble-t-il, est dotée au total d’une belle tension, au-delà de la pluie, impressionnante, des notes. Elle débute et s’achève par une sorte de toccata, phonurgique à souhait et visuellement comparable à une sorte de «Pianiste descendant l’escalier» vu par Marcel Duchamp.
Une belle conclusion, quoique aussi sombre que le ciel, avant de faire quelques pas sous la bruine et d’aller déambuler dans le salon Livres & Musiques au Centre International de Deauville (CID) où Claude Samuel et Yann Queffélec, venu la veille avec sa sœur pianiste, Anne, évoquer son enfance en Bretagne, finissaient par arriver pour dédicacer leurs ouvrages et dialoguer avec les lecteurs pendant qu’un pianiste de jazz meublait, Cabu dessinait, et des visiteurs admiraient quelques croquis de célèbres jazzmen, entre romans, BD, livres pour enfants, essais, biographies, méthodes musicales et guides touristiques.
Stéphane Guy
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