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L’exhaustif et l’essentiel : relectures de la tradition Paris Palais Garnier 03/13/2012 - et 17, 18, 20, 21, 23, 24, 25*, 27, 28, 30, 31 mars 2012 Jerome Robbins : Dances at a gathering
Frédéric Chopin : Mazurkas opus 6 n° 2 et n° 4, opus 7 n° 4 et n° 5, opus 24 n° 2, opus 33 n° 3, opus 56 n° 2 et opus 63 n° 3 – Valses opus 34 n° 2 et opus 69 n° 2 – Grandes valses brillantes opus 34 n° 1 et opus 42 – Etudes opus 25 n° 4 et n° 5 et opus 10 n° 2 – Scherzo n° 1, opus 20 – Nocturne opus 15 n° 1
Jerome Robbins (chorégraphie), Jean-Pierre Frohlich (réglage de la chorégraphie), Joe Eula (costumes), Jennifer Tipton (lumières)
Mathieu Ganio*/Josua Hoffalt (brun), Muriel Zusperreguy*/Nolwenn Daniel (jaune), Pierre-Arthur Raveau*/Mathieu Ganio/Benjamin Pech (vert), Aurélie Dupont*/Ludmila Pagliero/Clairemarie Osta/Mélanie Hurel (rose), Karl Paquette*/Nicolas Le Riche/Vincent Chaillet (violet), Mélanie Hurel*/Nolwenn Daniel (bleu), Christophe Duquenne*/Nicolas Paul (bleu), Aurélia Bellet*/Eve Grinstajn/Aurélia Bellet (mauve), Eve Grinsztajn*/Agnès Letestu (vert), Alessio Carbone*/Emmanuel Thibault/Daniel Stokes (rouge brique)
Vessela Pelovska*/Ryoko Hisayama (piano)
Mats Ek : Appartement
Mats Ek (chorégraphie), Mariko Aoyama (réglage de la chorégraphie), Peder Freiij (scénographie, objets et costumes), Erik Berglund (lumières), Jörgen Jansson (réalisation des lumières)
Marie-Agnès Gillot, Clairemarie Osta*/Muriel Zusperreguy, Alice Renavand*/Ludmila Pagliero, Amandine Albisson*/Caroline Robert, Christelle Granier*/Letizia Galloni, Laure Muret*/Charlotte Ranson, Jérémie Bélingard*/Alessio Carbone, José Martinez*/Vincent Chaillet, Nicolas Le Riche*/Stéphane Bullion, Audric Bezard*/Vincent Cordier, Alexandre Gasse*/Simon Valastro, Daniel Stokes*/Adrien Couvez
Fleshquartet: Orjan Högberg (alto), Mattias Helldén, Sebastian Öberg (violoncelles), Christian Olsson (musique assistée par ordinateur)
M. Ganio (© Sébastien Mathé/Opéra national de Paris)
Rien ne semble relier entre elles les pièces de Jerome Robbins et Mats Ek présentées par l’Opéra de Paris en ce mois de mars, fors un effectif similaire – dix danseurs pour la première, douze dans la seconde – et une certaine distance vis-à-vis de la tradition, relue ici selon deux approches bien distinctes.
Avec Dances at a gathering, c’est le point de vue exhaustif. Robbins déploie un catalogue de l’invention chorégraphique que la musique de Chopin a suscitée en lui, de la tendre parodie de The Concert à l’épure sentimentale et poétique d’In The Night. Chacun des dix solistes est identifié par la couleur de son maillot de corps dans une théâtralisation des répétitions héritée de Balanchine. On retrouve le rythme et les déhanchés célèbres de la comédie musicale new-yorkaise, tout autant que le sourire discret d’un humour fugitif dont Eve Grinsztajn sait merveilleusement capter l’évanescence – c’est d’ailleurs sur une page du créateur américain qu’elle est devenue première danseuse il y a cinq ans. Sur un horizon immobile bleu ciel, les ensembles, soli, pas de deux, de trois se succèdent au rythme des Mazurkas et Valses de Chopin –que complètent quelques Etudes, un Scherzo et un Nocturne. L’ensemble ne s’avère pas déplaisant à suivre, mais l’absence de narrativité, idiomatique du néoclassicisme, et la linéarité évidente de la construction dramatique finit par paraître un peu fastidieuse. Sans rien retirer aux moments de grâce que nous réserve l’imagination de Robbins, une condensation du propos aurait sans doute été souhaitable pour ne pas laisser l’attention s’assoupir de temps à autre, fléau auquel le mouvement perpétuel de la chorégraphie ne remédie pas hélas. L’économie de moyens favorise au moins la concentration sur la performance des solistes. Si Aurélie Dupont contient toute une réserve entre élégance et vigueur qui lui est propre, on avouera un faible pour la décontraction solaire d’Alessio Carbone, qui naît d’un sourire. On apprécie également la présence de Mathieu Ganio, comme la juvénilité de l’entrée de Muriel Zusperreguy et Pierre-Arthur Raveau, tandis qu’on pardonnera l’allure parfois pataude de Karl Paquette. Attentive à la scène, Vessela Pelovska reste cependant prudente à l’égard des sous-entendus de la musique de Chopin, laissant à la danse de Robbins le soin de les exprimer.
J. Martinez (© Sébastien Mathé/Opéra national de Paris)
Après l’entracte, c’est un tout autre univers qui s’offre au spectateur. Contrairement à Robbins qui stagne dans un sublime plutôt tiède, Mats Ek ne dédaigne point le trivial. Créé pour l’Opéra de Paris en 2000, Appartement enthousiasme par une inventivité décapante et remarquablement ludique à l’égard des codes esthétiques. Relevée à son niveau maximal, la fosse d’orchestre arrive au niveau des yeux des spectateurs du parterre, le regard littéralement dans les pas des interprètes. Jouant de l’architecture de la salle, les répliques du rideau de scène se lèvent pour instaurer les différents espaces domestiques, jusqu’à dévoiler les musiciens de scène dont on entend la performance remodelée par ordinateur. La partition du Fleshquartet, généreuse en effets de manche issus de l’hypnotisme minimaliste que n’aurait pas renié l’école que l’on qualifierait de polonaise et dont Gorecki est un avatar symptomatique, alterne les pages vives et les moments plus extatiques. Dans la fameuse «Marche des aspirateurs», les cordes sonnent comme des guitares électriques, contrepoint à la délirante vivacité de la chorégraphie, quintette de cinq danseuses avec aspirateur obligé que l’on peut également voir comme un ensemble de cinq duos. Cette ironie vis-à-vis d’une tradition romantique où le rôle du partenaire masculin est réduit au porteur, c’est-à-dire au minimum, jette un regard assez acide sur les inégalités entre les sexes dans la vie domestique.
Marie-Agnès Gillot révèle une évidente compréhension de l’ouvrage, où le ridicule et l’angoisse se frôlent – ainsi de ce duo amoureux avec le bidet dans lequel sa tête se réfugiera à la fin du premier morceau, «La Salle de bains». Le solo de José Martinez, déclarant dans sa langue natale sa flamme contradictoire au tube cathodique, et chahutant sur le fauteuil à la blanche et polaire pilosité sur lequel on le voyait avachi, plein de sérieuse dérision, constitue un des grands moments du spectacle. Le sens du rythme fait tout le sel du «Passage piétonnier», tandis que le pas de deux de la cuisine se conclut avec Clairemarie Osta sortant du four son bébé en plastique bleu rôti, au milieu des vapeurs, et des rires de l’assistance face à l’impitoyable cruauté de la saynète. Le tourbillon de «La Valse» – parodie de néoclassicisme? – cède le pas à la «Marche des aspirateurs» où à la mi-temps de la séquence, les danseuses invectivent les musiciens qui ont cessé de jouer. Le «Grand pas de deux», dit aussi «Pas de la porte», en raison de l’élément de décor autour duquel tout s’articule, développe une idylle à partir d’un pied qui dépasse du chambranle. Cette ronde des sentiments est interprétée au cordeau par Nicolas Le Riche et Alice Renavand, dont on avait déjà remarqué l’hiératisme blessé dans l’Orphée et Eurydice de Pina Bausch le mois dernier. Après ce résumé des grandes figures du répertoire, à la signification bousculée par l’ironie de Mats Ek, le «Finale» détourne la condensation dramatique attendue vers un vague musical et visuel habilement coordonné. D’un quart d’heure plus court que Dances at a gathering et avec un découpage moins ramifié, Appartement réussit une relecture vivifiante de la tradition chorégraphique, qui n’en retient que l’essentiel. «Le grotesque est ma représentation de la beauté», confiait le chorégraphe suédois. Celle-ci enthousiasme à juste titre le public parisien, et on ne lui donnera pas tort – au contraire. Sur l’exhaustif, l’essentiel a gagné.
Gilles Charlassier
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