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Sans édulcorant

Saint-Etienne
Théâtre
02/01/2012 -  et 2*, 3, 4, 5 février 2012
Kurt Weill : L’Opéra de quat’sous

Philippe Baronnet (Filch/Jacob-les-Doigts-crochus), Elya Birman (Robert-la-Scie), Eric Borgen (Smith/Révérend Kimball), Eleonore Briganti (Célia Peachum), Kate Combault (Jenny-des-Lupanars), Xavier-Valéry Gauthier (Matthias-Fausse-Monnaie), Thierry Gibault (Macheath, dit Mackie-Le-Surineur), Harry Holtzman (Tiger Brown), Laëtitia Ithurbide (Polly Peachum), Sarah Laulan (Lucy), Nine de Montal (Vixen/Walter-Saule-pleureur), Jorge Rodriguez (Jimmy-l’Argentin/L’Annoncier), Vincent Schmitt (Jonathan J. Peachum)
Matthieu Adam (trombone), Pierre Cussac (accordéon, bandonéon), Denis Desbrières (percussions), Florent Guépin (guitare, banjo), Frédéric Rouillon (piano), Mathieu Martin (contrebasse), Jocelyn Mathevet/Mathieu Reinert (trompette), Cédric Le Ru (saxophones soprano et ténor, arrangements La Complainte de Mackie), Davy Sladek (saxophones alto, ténor et baryton, clarinette, flûte traversière) Samuel Jean (direction musicale, piano)
Laurent Fréchuret (mise en scène), Jean-Claude Hémery (traduction française), Gérald Garutti (dramaturgie), Stéphanie Mathieu (scénographie), Claire Risterucci (costumes), Eric Rossi (lumières)



(© Cyrille Cauvet)



Le calendrier des maisons françaises offre parfois des coïncidences surprenantes, à l’instar des deux productions de L’Opéra de quat’sous données à une semaine d’intervalle. Après Tours la semaine dernière, c’est à Saint-Etienne que le fruit le plus fameux de la collaboration entre Brecht et Weill se livre sur la scène. Les deux spectacles sont donnés en langue française, soulignant implicitement l’importance de la compréhension immédiate du texte dans une œuvre qui relève au moins autant du théâtre que du genre lyrique – en jouant, au passage, habilement avec les codes de ce dernier.


De ce point de vue, le cahier des charges est ici rempli. Si la déclamation révèle les qualités de la projection des comédiens, on recourt à une amplification sonore pour nombre de passages chantés. L’artifice a certes l’inconvénient de perturber la balance naturelle de l’acoustique des lieux, au risque de frôler parfois la saturation auriculaire, mais il présente le mérite de rendre parfaitement intelligibles les paroles chantées – à décharge d’un recours à un tel procédé, le choix de distribuer les rôles à des acteurs plutôt qu’à des chanteurs. Seules Kate Combault (Jenny), Sarah Laulan (Lucy) et Laëtitia Ithurbide (Polly) se distinguent par l’allure plus opératique de leurs performances – même si la dernière semble insuffisante, si l’on se fie à l’appoint procuré par le dispositif sonore. Ce que l’on perd en sensualité lyrique, on le gagne en fidélité aux intentions originelles.


C’est que Brecht entreprend ici de déranger le spectateur, davantage que de le caresser par une beauté civilisée. Cette esthétique de l’expressivité brute, l’équipe fédérée par Laurent Fréchuret l’a bien comprise, et la met en évidence dans une subtile adaptation des idées du dramaturge allemand. La portée subversive des citations de la Bible ne nous est nullement épargnée, et Vincent Schmitt, Peachum, se révèle une remarquable caisse de résonnance dès les premières répliques. Le rire n’est jamais loin de l’amertume face aux apories de la condition humaine. La fable, douée d’un évident potentiel d’acuité, en ressort plus actuelle que jamais, sans sombrer cependant dans la facilité d’une mise à jour passablement électoraliste. La scène où Mackie déclare ses intentions de reconversion dans la finance est révélatrice: Thierry Gibault ne se contente pas de faire sentir un rapprochement avec les avanies conjecturelles du système économique, mais en révèle crûment l’iniquité consubstantielle. La dénonciation sociale se manifeste avec l’absence de fard voulue par Brecht. Loin d’être de simples transpositions de la réalité, les personnages représentent les différents archétypes de la nature humaine. Et c’est parce qu’elle parvient à toucher l’essence de notre condition, replaçant l’ouvrage dans son véritable contexte, politique autant que métaphysique, que la présente production retient l’attention. Si on retrouve les procédés habituels de distanciation – pancartes, apartés en direction du public, décors qui se constituent au gré des situations, etc. – démystifiant la facticité de l’illusion théâtrale, ils sont employés ici davantage comme moyens parmi d’autres, que fins de fidélité idéologique et textuelle, soulignant ainsi la corrosivité de la pièce.


Du coup, le spectacle privilégie ostensiblement la part de Brecht. L’apport de Weill n’est cependant nullement secondarisé. Supprimant la dichotomie entre fosse et plateau – les musiciens se tenant côté jardin dans la première partie, puis côté cour dans la seconde, basculement qui esquisse les deux versants de la destinée de Macheath – l’effectif conduit par Samuel Jean prend soin de préserver le caractère lyricoclaste de la partition, substituant un jazz-band à l’orchestre traditionnel. Du coup, sans compter la participation théâtrale à la harangue de Peachum contre le shérif, couverts de masques de miséreux prêts à répondre au signal de l’orateur, les musiciens semblent sur un pied d’égalité avec le chef du band. C’est d’ailleurs, de manière symptomatique, à l’un des saxophonistes, Cédric Le Ru, qu’est confiée l’adaptation de La Complainte de Mackie, preuve s’il en est que la créativité et la liberté improvisatrice ne sont nullement cadenassées. Bien qu’elle ne brigue pas le premier plan, l’interprétation musicale éclaire avec pertinence les intentions parodiques de Weill, porte-voix des thèmes brechtiens à l’efficacité incontournable.


A l’inverse de la sage proposition tourangelle, L’Opéra de quat’sous stéphanois agite les consciences. On ose espérer que cette pédagogie exercera une influence formatrice sur le vaste groupe de lycéens chaperonné par leurs professeurs venu assister à la représentation de ce soir. Brecht et Weill ont assurément de l’avenir.



Gilles Charlassier

 

 

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