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Cécité et clairvoyance

Madrid
Teatro Real
01/14/2012 -  & 16, 18*, 21, 23, 24, 26, 28, 29 janvier 2012
Piotr Ilyitch Tchaïkovsky: Iolanta, Op. 69
Igor Stravinski: Perséphone

Ekaterina Scherbachenko*/Veronika Dzhioeva (Iolanta), Pavel Cernoch*/Dmytro Popov (Vaudémont), Dmitry Ulianov (Le Roi René), Willard White (Ibn-Hakia), Alexej Markov*/Maxim Aniskin (Robert), Ekaterina Semenchuk (Marta), Irina Chrilova (Brigitta), Letitia Singleton (Laure), Dominique Blanc (Perséphone), Paul Groves (Eumolpe), Ecole de Danse du Cambodge, Sam Sathya, Chumvan Sodhachivy, Khon Chansithyaka, Nam Narim (danseurs)
Pequeños Cantores de la JORCAM, Orchestre et Chœur du Teatro Real, Andrés Máspero (chef du chœur), Teodor Currentzis (direction musicale)
Peter Sellars (mise en scène), George Tsypin (décors), Martin Pakledinaz, Helene Siebrits (costumes), James F. Ingalls (lumières), Chorégraphie en collaboration avec Amrita Performing Arts, Cambodge


E. Scherbachenko (© Javier del Real)


Faire de Iolanta de Tchaïkovsky et de Perséphone de Stravinsky un seul spectacle, avec une logique interne et un sens théâtral qui vont au-delà du sens lyrique et dramatique de chaque pièce, voilà un pari risqué. Cette gageure fait du spectacle une création, surtout du metteur en scène, sans oublier les exploits incontestables de l’équipe musicale. L’imagination théâtrale de Sellars a bénéficié en outre de la complète adhésion de Gerard Mortier pour ce « drôle de projet ».



Le décor est identique pour les deux pièces, presque nu, fait de quatre portes dont les différentes grandeurs créent la perspective. Les personnages traversent les portes comme pour une initiation. D’ailleurs, Iolanta est une initiée. Dans l’approche de Sellars, Vaudémont, le rédempteur, est lui aussi racheté, initié. Le personnage de Iolanta transmet son costume à Perséphone et sa cécité à Eumolpe. La belle robe bleue de Iolanta est aussi celle que porte Perséphone. Comment traiter la danse dans Perséphone ? De la danse classique ou de la danse dite « contemporaine » ? Sellars a fait un choix exquis et touchant, celui des très jeunes danseurs de l’Ecole de Danse du Cambodge, école qui renaît (comme Perséphone), anéantie qu’elle fut après mille ans d’existence par le régime des Khmers rouges.



Iolanta met en scène une princesse aveugle rédimée par un prince qui lui parle de lumières dont elle ignorait l’existence. Le compositeur et son frère Modeste ont travaillé sur une pièce du Danois Henrik Hertz qui devait avoir, dans ce drame, quelque intuition de ce que Stefan Zweig appelait La Guérison par l’esprit, titre d’une trilogie tardive de biographies de l’écrivain viennois (Die Heilung durch den Geist: Freud, Mesmer, Mary Baker-Eddy).
Un seul acte, trois tableaux, et une division récitatif-aria. Sellars et Currentzis ont fait preuve d’un sens innovatif remarquable: profitant d’une fermata, au moment de l’épiphanie de la princesse Iolanta, ils introduisent le chant des chérubins de la Liturgie de Saint Jean Chrysostome de Tchaïkovsky (dans ce chant a cappella le Chœur du Teatro Real se montre sublime: quelle façon délicate de filer le son et de chuchoter les pianissimi !). Ils ne corrigent pas le compositeur, ils enrichissent son œuvre. La petite anagnorisis et l’apothéose qui suivent trouvent beaucoup mieux leur justifiscation avec cette insertion inattendue.


Sellars érotise dès le premier moment le rapport entre Iolanta et Vaudémont : elle ne voit pas, mais elle répond aux caresses, au contact, si différents des câlins des trois servantes qui l’entourent dans sa cage d’or. En se touchant, ils entament un duo qui conduit au désir de voir. Elle a grandi sans voir, elle ne connaît donc pas l’existence de jeunes hommes de son âge. Embrasser l’étranger n’est pas un péché. Et Tchaïkovsky épargne à son héroïne la culpabilité qu’il ressentait lui-même. Elle devient une véritable héroïne tchaïkovskienne, faible et fragile. Un véritable autoportrait du compositeur qui ne dit pas son nom...


Gide et Stravinski se réclament dans leur Perséphone du récit d’Homère et plus particulièrement de l’« Hymne à Déméter ». La tradition représente Homère comme aveugle, et sa cécité signifie en fait « lumière intérieure ». Eumolpe, dans l’approche de Sellars, est aveugle également, comme Homère et comme... Iolante.



(© Javier del Real)


Perséphone n’est pas un opéra. Est-ce un ballet ? Disons plutôt qu’il s’agit d’une musique composée pour la danse, avec la différence qu’on y ajoute un ténor et une récitante. Il s'agit ici de mélodrame au sens restrictif du concept: parole déclamée et accompagnement musical. Perséphone suit un texte d’André Gide qui modifie la péripétie et le sens du mythe de l’enlèvement de Core-Perséphone par son oncle Hadès, dieu des Enfers. « Enfers » au sens ancien, sans châtiment, mais sans rédemption non plus. Pour une commande d’Ida Rubinstein (on épargnera les détails), Stravinsky compose un chef-d’œuvre moins connu, moins populaire, mais plus parfait; la continuation d’Apollon et Œdipe Roi, certainement, mais peut-être surtout de la Symphonie de psaumes. Perséphone ressent ce qui pour l’Antiquité n’était pas une exigence des consciences: de la compassion pour le malheur d’autrui. Perséphone descend vers Hadès de sa propre volonté.


La séquence syllabique de Perséphone inspire une chorégraphie pour le chœur, conjointement à celle des danseurs. Tout réalisme étant déplacé, Sellars crée une gestuelle différente. Et peut-être ces gestes, plus fins, moins statuaires, sont-ils projetés sur Iolante également. Perséphone réclame le hiératisme, et Iolante ne peut l’admettre que par « contagion ».


Cette leçon de théâtre chanté, dansé, déclamé, accompagné, n’est rendue possible que grâce à des solistes d’un excellent niveau et tout d’abord la direction orchestrale du jeune Teodor Currentzis qui a su définir deux mondes sonores tout à fait différents, sans pour autant nier le sens d’unicité du spectacle.


Ekaterina Scherbachenko campe une princesse d’une douceur tourmentée et déploie un lyrisme intense grâce à un phrasé élégant, à des aigus naturels et un vibrato remarquable. Un succès éclatant. Tout comme celui Veronika Dzhioeva (deuxième distribution), avec une approche moins fragile du personnage, mais tout aussi lyrique. Les deux ténors donnent deux Vaudémont assez différents par la nature même de leur voix. Cernoch est plus léger, Popov (deuxième distribution) plus lyrico-dramatique. On a parfois l’impression que Cernoch est sur la réserve, dans l’attente du duo des équivoques avec la princesse dont il ignore la cécité, tandis qu’elle ignore le mot « voir ». Cela conduit à la « crise » du drame et à l’hymne à la lumière de Vaudémont, où toutes les « réserves » disparaissent. Les rôles du Roi René et du médecin arabe Ibn-Hakia sont chantés par les mêmes basses dans les deux distributions. Deux voix de luxe : Dmitri Ulianov et Willard White. Sellars a tenu à ce que le rôle du médecin arabe ne soit pas tenu par un chanteur maquillé. En outre, la mise en scène exige de lui des gestes de prière musulmane, ce qui va dans le sens du texte et de la musique. Enfin, les deux Robert, Markov et Aniskin (deuxième distribution), son également parfaits dans leur rôle partagé. Le trio des compagnes de Iolante est chanté par trois voix très compétentes, Irina Churilova (qui a déjà chanté le rôle titre de cet opéra); tout comme les deux mezzo-sopranos, Ekaterina Semenchuk et l’Américaine Letitia Singleton .


On a fait mention ci-dessus de l’excellence du chœur. Máspero a travaillé avec une finesse du plus haut niveau avec le chœur d’enfants de Perséphone présent pendant toute la troisième partie (Perséphone renaissante). L’apport des quatre danseurs d’Amrita Performing Arts du Cambodge a déjà été évoqué: il est en tous points digne d’éloges. Outre bras et jambes, les danseurs utilisent leurs mains. Des mains qui volent, qui se tordent, qui forment des figures de plantes et créent de véritables paysages.


Enfin, le décor est sobre et les costumes (Tsypin, Pakledinaz et Siebrits) d’une grande simplicité, soulignant ainsi l’austérité de l’approche de Sellars.


Un spectacle comme celui-ci place un théâtre d’opéra parmi les premiers au monde.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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