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Liszt le moderne Paris Théâtre des Champs-Elysées 12/17/2011 - Franz Liszt : La lugubre gondola I – Trübe Wolken – Unstern! – Sonate en si mineur
Richard Wagner : Eine Sonate für das Album von Frau Mathilde Wesendonck
Alban Berg : Sonate, opus 1
Alexandre Scriabine : Sonate n° 9 «Messe noire», opus 68
Pierre-Laurent Aimard (piano)
P.-L. Aimard (© Marco Borggreve/DG)
En 2011, Pierre-Laurent Aimard, comme bon nombre de ses confrères, a tout naturellement pensé à célébrer le bicentenaire de Liszt, mais il n’est pas de ceux qui ont pu se contenter d’ajouter une ou deux pièces à leur répertoire ou même de proposer un banal programme monographique. Au travers d’un double album «The Liszt Project» (Deutsche Grammophon) dont il a donné de larges aperçus tout au long de l’année dans le monde entier, comme à Toronto en mai dernier ou ici à l’invitation de «Piano aux Champs-Elysées», il souhaite mettre en évidence la modernité du compositeur, ce qui ne saurait surprendre de la part d’un musicien qui, à ses débuts – premier prix, à l’âge de seize ans, au concours Messiaen puis intégration, trois ans plus tard, à l’Ensemble intercontemporain – s’est avant tout fait connaître dans le domaine de la musique contemporaine.
Son concert parisien commence par une surprise et par un grand éclat de rire: entrant en scène, le pianiste français indique que la Sonate de Berg, qui n’était initialement pas à l’affiche, «se glissera» dans son récital, avant de demander aux spectateurs de bien vouloir ne pas applaudir – une fois installé au clavier, il précise, avec son inimitable humour pince-sans-rire, que cette exigence ne s’applique... qu’entre les morceaux. Toujours est-il que l’insertion de Berg parachève la cohérence de la construction d’une première partie sombre et dense, qui ne prend pas vraiment le public de l’avenue Montaigne dans le sens du poil: trois des ultimes pages de Liszt, suivies chacune d’une courte sonate en un seul mouvement.
Les enchaînements sont soigneusement pensés. Ainsi, La lugubre gondole I (1883) précède la Sonate en la bémol pour l’album de Mathilde Wesendonck (1853) de Wagner non pas simplement parce que l’auteur de la première pièce fut inspiré par la mort de celui de la seconde ou bien parce qu’ils entretiennent une relation de beau-père à gendre, mais parce que, l’un dans sa Sonate en si mineur comme l’autre dans ses opéras, partagent un «souci de continuité dans la grande forme», et parce que les deux pièces sont marquées par l’intervalle de sixte. Avant un bicentenaire (2013) qui ne manquera sans doute pas d’exhumer des raretés wagnériennes privées des sortilèges orchestraux et vocaux du maître de Bayreuth, il est intéressant d’entendre cette page de circonstance, qui va un peu plus loin, notamment du point de vue de la forme, que les deux sonates plus classiques de jeunesse qui ont été conservées – un «opus 1» si bémol de 1831 et une Grande Sonate en la (1832) – mais qui, écrite à l’époque de l’achèvement de L’Or du Rhin (et exactement contemporaine de la Sonate de Liszt), se réfère encore au monde de Beethoven et de Weber ou même à celui de Mendelssohn et d’Alkan.
Quant à la juxtaposition de Nuages gris (1881) et de la Sonate (1908) de Berg, elle fait ressortir – au-delà d’incipit rigoureusement identiques (une quarte suivie d’une quarte augmentée) – une parenté qui atteste rétrospectivement de l’esprit visionnaire du dernier Liszt, aux limites de l’(a)tonalité. De même, le terrible Sinistre! (1885) comme la Neuvième Sonate «Messe noire» (1913) de Scriabine expriment une prédilection pour le triton, «diabolus in musica». Aimard a eu raison de requérir le silence tant il inscrit la succession des œuvres dans une vaste progression vers un paroxysme final: s’il n’abdique jamais le contrôle de son jeu, il n’en sait pas moins conduire l’auditeur en terre d’hallucination intense, voire brutale (Sinistre!), et «vers la flamme» d’un Scriabine qui semble, sous ses doigts, avoir aussi entendu le Ravel de «Scarbo» ou le Debussy de «Feux d’artifice».
La seconde partie s’impose d’elle-même – et, bien entendu, sans bis, nonobstant l’accueil enthousiaste réservé à l’artiste: la Sonate en si mineur, exactement contemporaine de celle de Wagner et indéniable source d’inspiration formelle et harmonique pour Berg tant que pour Scriabine. Fondée sur une prestation techniquement quasi irréprochable, l’approche d’Aimard ne cède pas à la moindre tentation décorative et se caractérise par sa hauteur de vue – tout ce qui a précédé suffisait d’ailleurs à prouver qu’il ne tient pas Liszt pour un virtuose échevelé ou écervelé. Mais si elle est évidemment réfléchie, son interprétation ne se prive pas de sa part de spectaculaire et de violence, déclenchant sur son Yamaha fracas infernaux et danses méphistophéliques. Toutefois, de contrastes – tempi très rapides ou très étirés, comme dans une contemplation à la Messiaen – en dramatisation – le long silence qui suit le dernier grand fortissimo ou la manière dont le si grave conclusif se fait attendre – la difficulté, qu’il pointe lui-même dans la notice, consistant «à préserver à parts égales la perception de l’unité formelle et de la diversité des multiples situations» n’est pas nécessairement surmontée.
Simon Corley
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