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Un autre Onéguine : la musique et la danse Paris Palais Garnier 12/09/2011 - et 10, 11, 13*, 14, 16, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 31 décembre 2011 Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Au coin du feu, opus 37a n°1 – Carnaval, opus 37a n°2 – Barcarolle, opus 37a n°6 – Feuillet d’album, opus 19 n°3 – Nocturne, opus 19 n°4 – Polka peu dansante, opus 51 n°2 – Impromptu – Les caprices d’Oxane/Tcherevitchki : Aria, Danse russe, Chœur des Nixes et Danse polonaise – Roméo et Juliette – Capriccioso, opus 19 n°5 – Natha-Valse, opus 51 n°4 – Romance, opus 51 n°6 – Tendres reproches, opus 72 n°3 – Mazurque pour danser, opus 72 n°6 – Valse à cinq temps, opus 72 n°16 – Polka de salon, opus 9 n°2 – Mazurka de salon, opus 9 n°3 – Chant d’automne, opus 37a n°10 – La Moisson, opus 37a n°8 – Vakoula le forgeron, opus 14 – Francesca da Rimini, opus 32 (arrangements et orchestration Kurt-Heinz Stolze) Evan McKie*/Benjamin Pech/Mathieu Ganio/Karl Paquette (Eugène Onéguine), Aurélie Dupont*/Clairemarie Osta/Isabelle Ciaravola/Dorothée Gilbert (Tatiana), Josua Hofalt*/Fabien Révillon/Florian Magnenet/Audric Bézard (Lenski), Myriam Ould-Braham*/Mathilde Froustey/Muriel Zusperreguy/Eve Grinsztajn (Olga), Karl Paquette*/Christophe Duquenne/Vincent Cordier/Nicolas Paul (Prince Grémine), Ballet de l’Opéra national de Paris
Orchestre Colonne, James Tuggle (direction)
John Cranko (chorégraphie et mise en scène), Jürgen Rose (décors et costumes), Steen Bjarke (lumières)
A. Dupont, E. McKie (© Michel Lidvac/Opéra national de Paris)
Certains mélomanes ayant assisté au ballet de Cranko ont pu crier au scandale. Il est vrai que le roman de Pouchkine a reçu avec l’opéra de Tchaïkovski une incarnation musicale difficile à substituer. Pourtant, Kurt-Heinz Stolze, à qui le chorégraphe anglo-saxon a fait appel pour la partie musicale, a délibérément écarté toute page provenant de l’ouvrage lyrique. On oublie au passage que l’intention de John Cranko de mettre des pas sur Eugène Onéguine avait suscité de vives réprobations, arguant du caractère inaliénable de la partition du compositeur russe. Cette résistance s’est en fin de compte révélée, sur certains points, bénéfique.
A l’évidence, les pages retenues par Stolze ne sauraient se mesurer au chef-d’œuvre qu’est l’opéra – et cela en a décontenancé plus d’un. Pour autant, dans un spectacle de danse, la musique doit au moins autant soutenir la chorégraphie que cette dernière illustre la première. En tissant un canevas hétéroclite, l’arrangeur a créé un pertinent support à la dramaturgie du spectacle, évitant ainsi d’écraser celui-ci sous l’excessive aura d’une œuvre puissante – la Troisième de Neumeier, sur la partition de Mahler, présentée à Bastille en 2009, constitue un exemple de ce risque. De la sorte, cette suite de pièces institue un réseau thématique original – celui de la chorégraphie.
Si l’on calque l’opéra et le ballet, quelques licences apparaissent. La scène de la lettre se transforme en pas de deux: la rêverie de Tatiana s’incarne chorégraphiquement. Son reflet dans le miroir se transsubstantie sous la pression de son désir, dans une des scènes les plus remarquables de la soirée, conclusion et point d’orgue du premier acte. Ce n’est plus au cours d’une conversation privée qu’Onéguine dédaigne l’amour de Tatiana, mais en aparté au milieu de la fête chez madame Larina. L’étourdissement du bal se trouve d’ailleurs accentué, pourtant déjà souligné dans l’opéra – pour des raisons chorégraphiques aisément imaginables. Au dernier tableau, c’est Tatiana qui reste seule sur scène, après avoir remis dans les mains d’Onéguine sa lettre qu’elle a déchirée, lui faisant subir mimétiquement la rebuffade qu’elle avait essuyé au deuxième acte. Ce finale poignant, sur la musique de Roméo et Juliette – mettant sans doute en parallèle le destin des amants de Vérone et l’infortune d’un amour impossible – condense le resserrement de l’intrigue autour des deux personnages. Eugène Onéguine apparaît comme la figure tutélaire du malheur de Tatiana, à la manière du blason aux initiales du jeune homme frappant le voile de scène.
Venu du Ballet de Stuttgart remplacer Nicolas Le Riche blessé, Evan McKie, incarne un Onéguine tout de retenue où se mêle un peu de mépris et de sentiment de supériorité. Quand il retrouve Tatiana dans le salon de Grémine, qu’il lui a fait rencontrer, ainsi que le montre explicitement le deuxième acte – plus que l’opéra –, le masque se brise, et il tombe à genoux devant la femme aimée. Aurélie Dupont maintient derrière une certaine inexpressivité apparente toute l’innocence et la timidité de Tatiana. Les larmes du délaissement ont une fragilité presque d’artifice. Le grand pas de deux où la supplication et le refus luttent dans une succession contrastante et saisissante de portés et de jetés n’en ressort que davantage – sommet peut-être de la soirée, avec la scène de la lettre, tous les deux, symptomatiquement, sur la musique de Roméo et Juliette, qui est sans nul doute l’emprunt le meilleur au corpus de Tchaïkovski. Josua Hoffalt apporte à Lenski une fraîcheur passionnée. Son grand solo, qui traduit l’adieu à la vie – l’air «Kuda, Kuda» dans l’opéra –, accompagné par l’alto et le cor anglais concertants, souffre d’une certaine inégalité dans la réception de ses sauts. Myriam Ould-Braham joue une sémillante Olga et Karl Paquette fait un Grémine digne mais amoureux.
Les soli chambristes que Kurt-Heinz Stolze a réservés tout au long de son travail d’adaptation favorise davantage l’Orchestre Colonne que les tutti – l’ouverture du troisième acte se distingue par ses imprécisions. La direction de James Tuggle s’avère cependant d’une honnêteté à peu près constante tout au long de la soirée.
Gilles Charlassier
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