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Retour aux fonts baptismaux Karlsruhe Badisches Staatstheater 10/15/2011 - et 21, 29* octobre 2011 Hector Berlioz : Les Troyens
John Treleaven (Enée), Armin Kolarczyk (Chorèbe, Ombre de Chorèbe), Lucas Harbour (Panthée), Konstantin Gorny (Narbal), Eleazar Rodriguez (Iopas), Stefanie Schaefer (Ascagne), Christina Niessen (Cassandre, Ombre de Cassandre), Heidi Melton (Didon), Karine Ohanyan (Anna), Yong Kang (Helenus, Hylas), Luiz Molz (Priam, Ombre de Priam), Avtandil Kaspeli (Ombre d’Hector, Mercure), Veronika Pfaffenzeller (Polyxène, Hécube), Florian Kontschak (Un soldat troyen, Un chef grec), Marcelo Angulo (Une sentinelle troyenne), Alexander Huck (Une sentinelle troyenne)
Badischer Staatsopernchor, Ulrich Wagner (direction des chœurs), Badische Staatskapelle, Justin Brown (direction musicale)
David Hermann (mise en scène), Christof Hetzer (décors et costumes)
H. Melton (© Jochen Klenk/Badisches Staatstheater)
Le chef-d’œuvre de Berlioz dans le domaine lyrique fait figure de monstre «inmontable». Le compositeur n’a d’ailleurs eu l’heur d’entendre que la seconde partie, Les Troyens à Carthage, et il fallut attendre 1890 pour que les deux volets soient enfin représentés – sur deux soirées. C’était à Karlsruhe, et parmi les cinq Français dans l’assistance, il y avait un certain Albéric Magnard, correspondant pour Le Figaro. La production est restée une décennie au répertoire du théâtre, puis plus rien avant ce retour sur la scène de la ville badoise en ce mois d’octobre 2011, cent vingt-et-un ans après la création. Méprisant les cassandres et la timidité des gestionnaires d’institutions lyriques, Peter Spuhler, le nouvel intendant du Badisches Staatstheater, s’est autorisé l’audace de programmer l’ouvrage avec une troupe et des moyens modestes. Et force est de reconnaître que le résultat n’a pas à pâlir à côté des machines dispendieuses commandées à Yannis Kokkos ou La Fura dels Baus – sans parler de distributions à l’idiomaticité parfois contestable, fussent-elles brillantes sur le papier.
David Hermann n’a pas hésité à solliciter l’ensemble de la salle pour répartir l’action – et pallier la relative étroitesse du plateau. Cela commence avec le chœur du peuple, «Dieux protecteurs de la ville éternelle», clamé du fond du parterre, contrebalancé ensuite par la pantomime d’Andromaque sur la scène. La dynamique ne faiblit pas et Enée arrive également par la salle, précédé de cris de jeunes filles à la théâtralité un peu redondante. Cette manière de faire converger le spectacle à partir de l’auditoire trouve son acmé dans la Marche troyenne. Le cortège progresse visuellement et acoustiquement dans un effet stéréophonique que n’aurait pas renié Berlioz. Un dirigeable noir tenu par des ficelles évolue au-dessus des spectateurs impressionnés: c’est le fameux cheval pour lequel l’émerveillement – et l’inconscience – est présent également des deux côtés de la fosse, offrant l’occasion rare pour l’assistance de s’identifier à la foule, au détriment parfois de l’attention à la musique. La réitération du procédé pour l’arrivée de la reine Didon au début des Troyens à Carthage ne se montre pas aussi inspirée. Les saluts de la souveraine du balcon s’éternisent un peu, tandis que sont projetés sur le rideau les négatifs de ce qui se passe en salle, un peu à la façon des archives des années cinquante. Le contraste avec l’intimisme de la scène suivante avec Anna n’en apparaît que plus efficace.
Si l’on fait abstraction de la casquette un peu militaire de cette dernière, la direction d’acteurs réserve des idées intéressantes. Les liens amoureux qui unissent Anna et Narbal ne sont pas une découverte, mais on suit avec intérêt l’attirance contrariée d’Iopas pour sa souveraine, confit de timidité quand il l’approche, avant qu’il ne se disperse auprès d’Anna ou Ascagne. Mercure apparaît avant la fin du duo d’amour, dans une anticipation prématurée du glas de l’extase. La complainte d’Hylas est parquée dans les cales d’un navire, avec pour voisin un marin pendu faute d’avoir pu supporter l’exil. Le réalisme psychologique inhibe le lyrisme nostalgique du matelot. Reprenant le dispositif oppressant utilisé pour la mort des Troyennes, le sacrifice de Didon est confiné dans un réduit à la blancheur psychiatrique, tandis que les chœurs et les voix des autres personnages sont écartés dans l’obscurité. Cette focalisation sur l’abandon de l’héroïne évacue toute la dimension spectaculaire de la scène et trahit les intentions manifestes de la partition. Les costumes dessinés par Christof Hetzer font une part large au bleu, et le vert des Carthaginois contraste moins que de coutume avec le vestiaire des Troyens. Hector apparaît comme un revenant peint en outremer, de même que Sichée au troisième acte – le bleu, couleur de la mort, dont se barbouille Didon à la fin du cinquième acte? Reconnaissons au moins une certaine cohérence à la scénographie, rendant perceptible la continuité entre les deux parties de l’ouvrage.
Le plateau vocal est constitué pour l’essentiel de la troupe du théâtre, et tient la comparaison avec des distributions plus prestigieuses. La clarté de la diction – une des qualités majeures du spectacle, bénéficiant du travail rigoureux de Pascal Paul-Harang – ainsi que l’étonnante maturité du matériau constituent les atouts de la Didon de Heidi Melton, soprano américaine âgée de vingt-neuf ans seulement. On ne peut que regretter le ridicule dont l’affublent les bottes et le chignon, lesquels lui donnent une allure de mégère davantage que de dignité souveraine – pour un peu on attendrait les feulements de Kabanicha. Distribuer Enée relève décidément de la gageure. John Treleaven montre plus d’instabilité que de legato et paraît souvent à la peine à côté de sa partenaire dans le «Nuit d’ivresse et d’extase infinies». Les aigus souffrent d’étirement, et l’air «Ah quand reviendra l’instant des suprêmes adieux» ne peut contenter les exigences de précision et d’expressivité requises. Les mérites s’inversent pour le couple de La Chute de Troie. Christina Niessen ne manque pas de moyens et de puissance, mais une excessive compression nasale dans l’émission, sans doute plus idoine dans la germanité, menace perpétuellement l’intelligibilité des paroles et limite le camaïeu expressif de la voix. A contrario, Chorèbe profite de la pâte généreuse et moelleuse d’Armin Kolarczyk, d’un sens de la prosodie presqu’exemplaire. Unique artiste invitée de la représentation, Karine Ohanyan sert remarquablement le rôle d’Anna. La couleur du personnage est bien caractérisée, le texte compréhensible et l’incarnation expressive, pleine de cette pétulance que le livret lui confie. Konstantin Gorny n’économise pas la sévérité de Narbal tandis qu’Eleazar Rodriguez s’avère touchant dans Iopas, en sus de sa voix claire et bien projetée. Stefanie Schaefer campe un Ascagne traumatisé par les horreurs de la guerre, au risque d’en accentuer parfois la gestuelle saccadée. Remplaçant Sebastian Kohlhepp souffrant, Yosep Kang livre un Hylas honnête. Lucas Harbour incarne un Panthée parfois monolithique. Le spectre d’Hector, revenant en Mercure, en impose suffisamment avec Avtandil Kaspeli. Les deux sentinelles troyennes, Marcelo Angulo et Alexander Huck, affichent plus d’exotisme que de justesse.
Sous la direction de Justin Brown, le Badische Staatsorchester fait entendre un métier honorable, à la sonorité plutôt robuste. Le chef ménage des moments de magie sonore, portée à son acmé dans le duo d’amour du quatrième acte. A chaque réplique, le rythme ralentit ou reprend vigueur, faisant de la scène un morceau à variations d’une délicatesse enivrante. Le dernier acte, quoique de tenue correcte, paraît plus routinier. Nous ne serions pas complets si nous n’évoquions pas la qualité du travail d’Ulrich Wagner à la tête du Badische Staatsopernchor. Quoique la mise en place des pages polyphoniques puisse être délicate, l’unisson des ensembles résonne avec une intelligibilité rare, qui soutient admirablement leur puissance.
Gilles Charlassier
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