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Fort comme la mort

Madrid
Teatro Real
09/30/2011 -  & 2, 3, 6*, 7*, 9, 11, 12, 14, 15 octobre 2011
Richard Strauss: Elektra
Christine Goerke (30 septembre, 3, 6, 9, 12, 15 octobre)/Deborah Polaski (2, 7, 11, 14 octobre) (Elektra)/Jane Henschel (30 septembre, 3, 6, 9, 12, 15 octobre)/Rosalind Plowright (2, 7, 11, 14 octobre) (Clytemnestre), Manuela Uhl (30 septembre, 3, 6, 9, 12, 15 octobre)/Ricarda Merbeth ( 2, 7, 11, 14 octobre) (Chrysothémis), Samuel Youn (Oreste), Christ Merritt (Egisthe), Katarina Bradic, Silvia de la Muela, Letitia Singleton, Sandra Ferrández, Anett Fritsch (Les cinq servantes)
Orchestre et Chœur du Teatro Real, Andrés Máspero (chef du chœur), Semyon Bychkov (direction musicale)
Klaus Michael Grüber (mise en scène), Ellen Hammer (réalisation), Anselm Kiefer (décors et costumes), Guido Levi (lumières)


C. Goerke (© Javier del Real)


On a souvent évoqué le concept d’Apocalypse joyeuse pour la Vienne de l’époque de Hofmannsthal. Il faut se souvenir que c’était Hermann Broch, quelques années après l’Apocalypse véritable, qui a inventé cette notion dans une étude extraordinaire sur Hofmannsthal et son temps. Le viennois Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) portait en lui-même plusieurs visages de la Vienne qui agonisait sans le savoir. Un de ces visages-là est Elektra, qui a séduit Richard Strauss. C’est l’Elektra de Sophocle vue par un Viennois du temps de Mahler, Freud, Karl Kraus... L’autre visage serait Le Chevalier de la rose, mais également le Sigismond caldéronien de La Tour (1928, soit un an avant sa mort). Elektra a le sens de la maladie. Octavian, Sophie et la Maréchale composent une image tardive d’un patriotisme autrichien déjà impossible au niveau multinational, et la Vienne antisémite, anti-slave, anti-hongroise du parti social-chrétien. Elektra a été, peut-être, le symptôme de la Vienne maladive, peu joyeuse, une vision plutôt prophétique. La pièce date de 1901-1906. L’opéra est créé en janvier 1909 (Dresde). Est-ce l’opéra le plus immédiatement violent du répertoire?


Elektra raconte un épisode d’une blessure inguérissable chez les Atrides, un seul, cela vient de très loin, puis se poursuit avec la fuite d’Oreste. Mais Hofmannsthal et Strauss regardent la plaie d’Elektra, et tout le reste est autour de sa souffrance. Même la négation de sa sœur. Ils préfèrent cette Electre de Sophocle à l’Electre plus calme d’Euripide, une femme mariée et écartée des événements.


Cette tension, cette violence, cette crispation sont les marques d’un des grands titres de l’opéra du XXe siècle. Il faut un orchestre augmenté et un chef qui sache dominer les deux axes de la partition: la férocité de l’ensemble, seul ou comme accompagnement, et les moments de suggestion lyrique, voire de chambre, qui ressemblent à des pauses, des moments de repos avant de récupérer l’énergie pour poursuivre la guerre. Semyon Bychkov a un tempérament, une inspiration et une technique tout à fait adéquats pour faire exprimer à l’orchestre cette succession de violences. Surtout si cet orchestre a un niveau comme celui du Teatro Real aujourd’hui, un niveau inespéré il y a seulement une dizaine d’années. Il faut dire que le grand triomphe de cette Elektra a un fondement incontournable dans le formidable travail de Bychkov, ce que le public a su reconnaître.


C’est déjà la troisième fois qu’on voit Elektra dans le nouveau Teatro Real (renové en 1997). Cette fois, c’est dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber, auteur des inoubliables De la maison des morts, Parsifal ou encore Doktor Faustus (Busoni), pour ne citer que ces trois titres, entre autres, vus en Espagne. La profonde connaissance théâtrale de Grüber avait ici un surplus de théâtralité: l’espace conçu par Anselm Kiefer à partir de son théâtre de Barjac, près d’Avignon. Hellen Hammer a rendu vivantes les visions et les inspirations de Grüber pour Elektra, vues pour la première fois à Naples en 2003. Les décors et les costumes de Kiefer sont au service du sens de la tragédie de Grüber, qui est lui-même au service de la tragédie de Strauss et Hofmannsthal. Ces décors mériteraient une étude détaillée : trois niveaux faits de blocs de béton posés les uns sur les autres, celui du haut étant le plus large, celui du bas le plus étroit et réservé à Elektra et à son monologue, sa plainte, et sa rage, avec une espèce de tanière ménagée pour elle sur la droite, le côté le plus dramatique au théâtre. C’est un décor inquiétant, intemporel, fait d’une cour, presque une basse-cour, non pas la cour d’un palais, mais un enclos pour animaux.


Deux distributions pour les trois femmes, protagoniste, antagoniste, deutéragoniste. Goerke et Polaski, deux sopranos dramatiques américaines, la même Elektra, bien sûr, mais exploitant des caractères et des attitudes différents. La puissance de Goerke, dont l’âge est idéal pour le rôle (lorsqu’on possède la technique), est incontestable. En revanche, Polaski, qu’on a vu au Teatro Real il y a deux ans dans une Kostelnicka formidable, exploite un certain lyrisme sans renoncer à la férocité essentielle de la fille d’Agamemnon. Le succès remporté par les deux a montré la reconnaissance d’un public pour ces riches constructions d’un personnage qui demande beaucoup à l’actrice et à la chanteuse.


Les deux Clytemnestre ont les même différences que les deux Elektra, semble-t-il : est-ce que Henschel réplique d’une façon plus effrayante parce qu’elle répond à Goerke ? Plowright est-elle plus raffinée, moins perverse parce qu’elle est en face de Polaski ? Pour finir le trio de femmes, Manuel Uhl et Ricarda Merbeth nos proposent deux Chrysothémis avec un équilibre différent, mais émouvant, entre crispation et lyrisme.


La plainte d’Uhl, la plainte de Merbeth, touchantes toutes les deux, sont à la hauteur de la plainte d’Elektra dans les deux cas.



Le Coréen Samuel Youn est un Oreste très correct, qui ne pâlit pas devant ces six « monstres » qu’on met en face de lui toutes les soirées. Un Oreste très digne, interprète discret qui sait bien se mettre un peu derrière ses collègues. Chris Merritt étaye très bien le rôle, petit et terrible, d’un Egisthe qu’il campe avec sa voix de ténor au nuances de châtré ; non pas castrato, mais une voix masculine qui suggère une manque de masculinité, un choix tout à fait normal dans le répertoire moderne. Il faut aussi remarquer les cinq servantes, parfois offrant des moments de chant et de puissance excellents. Une mention particulière pour Silvia de la Muela, qui a chanté Blanche dans la mise en scène du Joueur de Prokofiev mis en scène par Tcherniakov et dirigé par Barenboïm (heureusement, en DVD) ; également pour la soprano serbe Katarina Bradic, ainsi que les trois autres.


Deux soirées faites d’une beauté toujours inquiétante malgré le siècle écoulé depuis la première de cet opéra agressif et « fort comme la mort ».



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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