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Les pièges de la toile

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/24/2011 -  et 27*, 29 septembre (Strasbourg), 8 octobre (Mulhouse, La Filature) 2011
Philippe Manoury : La Nuit de Gutenberg (création)
Nicolas Cavallier (Gutenberg), Eve-Maud Hubeaux (Folia), Mélanie Boisvert (l’Hôtesse), Young-Min Suk (Un juge), Christophe de Ray-Lassaigne (Un notable)
Chœurs et Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Daniel Klajner (direction)
Yoshi Oïda (mise en scène), Tom Schenk (décors), Richard Hudson (costumes), Pascal Mérat (lumières)


Pour son quatrième opéra, commande de l’Opéra national du Rhin, Philippe Manoury a choisi de traiter de quelques états successifs de l’écriture à travers l’histoire. Le périple commence avec les signes cunéiformes gravés sur des tablettes d’argile par des scribes d’une Antiquité plusieurs fois millénaire, puis on passe à Gutenberg et ses caractères métalliques fabriqués en série et enfin à notre époque contemporaine envahie d’écrans de toute taille, supports d’une culture de l’instant désormais proliférante. A chaque étape le lectorat potentiel augmente exponentiellement : quelques dizaines de personnes en Assyrie, des milliers à la fin du Moyen-âge, des millions voire des milliards à la fois aujourd’hui…


Thématique fascinante dont Philippe Manoury s’empare avec des intentions bien lisibles. Ce ne sont évidemment ni l’Antiquité ni Gutenberg qui l’intéressent mais bien l’inquiétude latente que peut susciter la frénésie de communication de notre univers actuel, avec ses innombrables facilités techniques et ses dangers non moins évidents d’appropriation totalitaire d’une toile où trop d’informations privées circulent avec une naïve transparence. Le personnage de Gutenberg (ou de l’illuminé qui se prend pour tel) voire les quatre scribes du début de l’opéra ne sont utiles qu’à remettre en perspective une progression historique qui s’emballe à une vitesse de plus en plus folle et fait peur. On ressent bien cette angoisse dans le propos de Manoury, ou du moins dans ce qu’il en reste après le laminage verbal commis par Jean-Pierre Milovanoff, livret riche en phrases bien senties mais trop souvent désespérément longues. « Ceux qui n’ont que leurs rêves pour toute lumière se brûlent les ailes comme des papillons de nuit ! ». « La liberté, c’est un colis abandonné dans une gare. Le bonheur c’est d’arriver à le détruire avant qu’il n’explose ! ». Aussi séduisants soient-ils, ces aphorismes pourraient peut-être charpenter une cantate à prétentions philosophiques mais plombent la temporalité d’un opéra.


L’organisation du temps est finalement ce qui nous aura le plus dérangé dans cette soirée au demeurant courte (un peu plus d’une heure seulement). Manoury a voulu obtenir un effet d’accélération : l’Antiquité semble complètement figée, Gutenberg doute et ressasse déjà à un tempo plus vif, revit de multiples séquences de sa vie en flash-back, alors que notre époque juxtapose les péripéties à un rythme enlevé. Mais toute la narration de l’opéra en reste à une juxtaposition de séquences, secteurs successifs d’un jardin à la française certes de plus en plus petits en surface mais toujours clairement délimités. Pour évoquer d’une façon crédible l’« hystérie de communication » de notre époque il faudrait oser une toute autre démesure, inventer des simultanéités, oser des chocs invraisemblables, bref trouver des équivalents métaphoriques de la volatilité de tout ce qui peut basculer sur la toile en quelques clics de souris. Et là, on se prend continuellement à penser qu’un Bernd Alois Zimmermann naguère ou un Aribert Reimann aujourd’hui auraient pu traiter un tel sujet d’une façon bien plus efficace. Prisonnier du bavardage de son librettiste, Manoury se contente de fignoler une succession de gestes musicaux souvent d’une remarquable élégance, que l’on admire un à un, en les écoutant défiler tantôt à l’orchestre tantôt aux voix.


Car il y a là beaucoup d’art. Le traitement du matériau orchestral est magnifique, teinté d’irréalité par de subtiles modifications électroniques en temps réel et même les lignes vocales sont souvent inspirées, en tout cas bien au dessus du niveau de remplissage habituel des commandes lyriques contemporaines. Soucieux de garder à des phrases trop longues une véritable intelligibilité, Manoury retombe parfois dans l’ornière de Pelléas (certaines répliques de Gutenberg sont d’une platitude sentencieuse qui évoque immédiatement Arkel), mais les coloratures du rôle de l’hôtesse ont beaucoup d’allure et les mélismes du personnage de Folia séduisent souvent par leur étrange beauté. Ces vraies qualités musicales sont-elles cependant suffisantes pour assurer à cet « opéra » de possibles lendemains (ces fameuses reprises, seuls vrais critères d’évaluation de la réussite d’une création lyrique, et qui sont en général si rares, voire inexistantes…) ? Il est permis d’en douter quelque peu.


Pour l’instant en tout cas, cette production éphémère de l’Opéra du Rhin aura rassemblé de nombreux atouts. A commencer par la direction brillante de Daniel Klajner, à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Strasbourg apparemment intéressé voire captivé par le sujet. Les voix sont belles, avec des mentions particulières pour l’aisance de Mélanie Boisvert dans le rôle escarpé de l’Hôtesse du cyber-café et pour le timbre ensorcelant d’Eve-Maud Hubeaux dans le rôle de Folia. Quant à Yoshi Oïda, sa lecture scénique a choisi de privilégier l’essentiel au détriment de l’accessoire, ce qui confère certainement davantage de lisibilité au propos et permet surtout aux personnages d’acquérir une véritable épaisseur, pari qui n’était certainement pas gagné d’avance.


Et après ? Si Manoury avait le courage de revoir sa copie, de la restructurer de fond en comble, quel bel ouvrage cette Nuit de Gutenberg pourrait nous faire ! Mais certainement pas dans cet état, où elle ne nous convainc qu’en pointillés.



Laurent Barthel

 

 

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