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La belle et l’orchestre

Montreux
Auditorium Stravinski
09/18/2011 -  
Johannes Brahms : Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, opus 77
Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 10 en mi mineur, opus 93

Lisa Batiashvili (violon)
Royal Philharmonic Orchestra, Charles Dutoit (direction)


L. Batiashvili (© Anja Frers/DG)


Pour le concert de clôture de cette soixante-cinquième édition du Septembre musical, le programme fait l’économie de l’ouverture consacrée par la tradition de l’ordonnancement en forme de triptyque, et réunit deux œuvres plutôt dissemblables, offrant le contraste entre une écriture très favorable au soliste dans le Concerto pour violon de Brahms et le geste idiomatiquement symphonique de la Dixième Symphonie de Chostakovitch.


Au moment où Lisa Batiashvili entre en scène, galbée dans l’élégance magenta d’une robe longue, un baume se répand dans la salle. Lorsqu’enfin son Stradivarius Engleman répond à l’exposition orchestrale de l’Allegro non troppo, les dernières prévenances ne peuvent que s’incliner. L’attaque se fait d’abord souple, le legato s’enrichit d’harmoniques charnus, avant que la ligne ne se cabre soudain et révèle l’autre visage, plus vigoureux, de cette musicalité féline, tandis que les phrases s’achèvent dans un chant à la finesse cristalline. Le sens de la conduite du tempo assure à la violoniste géorgienne une prenante continuité du discours, accompagnée par Charles Dutoit dans une rare complicité, pénalisée par la sonorité un peu pataude de la masse orchestrale. Le solo du hautbois dans l’Adagio s’épanouit avec une plénitude un peu placide, mettant en valeur la souplesse du violon, qui en paraîtrait presque tourmentée. L’émulsion sonore qui jaillit de l’instrument déborde de vitalité dans le finale, Allegro giocoso, non troppo vivace. La partition de Brahms se fait piédestal pour le talent de l’artiste caucasienne, parvenu à ce que l’on pourrait considérer comme sa première maturité. Il ne semble guère douteux que la palette chromatique d’une texture déjà généreuse s’élargira, arrondissant des ruptures d’intonation un peu volontaristes. En bis, elle nous sert la Gavotte en Rondeau de la Troisième Partita de Bach, qui sonne un peu relâché après la performance concertante, sans la fluidité lumineuse que la page requiert.


Après la Seconde Guerre mondiale et les partitions portées par un souffle épique puissant, à l’image de la Septième Symphonie, exaltant la résistance à l’occupant nazie, puis la Neuvième, empreinte d’une légèreté prenant le contrepied de l’élévation d’esprit associée à ce numéro d’opus dans le genre symphonique depuis Beethoven, Chostakovitch revient avec la Dixième à une expression plus dramatique du rythme de marche, dont on pourrait dire qu’il constitue l’une des matrices de nombre de ses symphonies. Le premier mouvement, Moderato, émerge de brumes chromatiques. Les clarinettes prennent un air de mélancolique délicatesse que l’on croirait empruntée à Fauré. La texture s’élargit jusqu’à un climax rutilant de cuivres et de cordes acérées, intégrés à une pâte orchestrale robuste et homogène. A l’inverse de la première partie de soirée, Charles Dutoit révèle ici ses admirables qualités de chef symphoniste, faisant respirer le Royal Philharmonic avec un geste ample qui habile la partition d’un manteau de cohérence. La solidité de la sonorité des musiciens londoniens esquive cependant la dimension hallucinogène de la partition de Chostakovitch. Symptomatiquement, les flûtes à la fin du mouvement ne se font guère fiévreuses. L’Allegro hystérique qui suit, dont il a été dit qu’il dressait un portrait de Staline, écrase par son geste implacable, davantage ici par la recherche des tréfonds de la masse orchestrale que par l’affûtage des rythmes tranchants. La versatilité de tempo de l’Allegretto, où apparaît en filigrane l’enseigne harmonique du compositeur (-mi bémol-do-si), traduit l’allure fantastique que prend la réalité, particulièrement dans le régime totalitaire. Il ne faut pas cependant y entendre quelque dénonciation politique que ce soit, même si l’œuvre est créée à un moment où la censure s’assouplit un peu. Chostakovitch exprime ici une amertume désabusée face à la grande marche de l’Histoire, qui se met à danser la valse au milieu de ce mouvement ondulatoire, modulant comme le caractère désormais fuyant du réel. Comme le dirait Kundera, l’Histoire se met à plaisanter.


L’issue triomphaliste de la grande lutte pour la liberté des peuples surgit des ténèbres à partir d’un Andante analogue au premier mouvement, qui éclate enfin dans un Allegro vigoureux, en tonalité majeure, entonné par une petite harmonie fluide et légère, avant que la marche joyeuse ne soit reprise par l’ensemble du corps orchestral. On pourrait reconnaître dans la conception de ce finale une concession aux impératifs idéologiques. Ce serait faire l’impasse sur la cohérence de la composition, et négliger les accents parfois grinçants qui émaillent cette éclosion à la lumière. On ne peut faire l’économie de l’ambiguïté des grandes œuvres, et ce mouvement en est un emblème. L’énergie impulsée par le chef suisse emporte l’orchestre dans une vigueur étourdissante et le contient dans les limites de la jouissance sonore. A l’issue du dernier des quatre concerts que la formation britannique a donnés au cours du festival, on est gratifié par la «Marche hongroise» tirée de la Damnation de Faust de Berlioz, exhibant des cuivres à la rutilante saillance.


Le site de Lisa Batiashvili



Gilles Charlassier

 

 

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