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L’ombre du maître Paris Théâtre des Bouffes du Nord 06/13/2011 - Johann Sebastian Bach : Cantate n° 147: «Jesus bleibet meine Freude» (arrangement Myra Hess) – Cantate n° 208: «Schafe können sicher weiden» (arrangement Egon Petri)
Johannes Brahms : Scherzo, opus 4
Claude Debussy : Préludes (Second Livre): «La terrasse des audiences du clair de lune» – «Ondine» – «Hommage à S. Pickwick Esq. P.P.M.P.C.» – «Canope» – «Les Tierces alternées» – «Feux d’artifice»
György Ligeti : Musica ricercata
Alberto Ginastera : Danzas argentinas, opus 2
Alon Goldstein (piano)
A. Goldstein (© Christian Steiner)
Le théâtre des Bouffes du Nord a été contraint de reporter à la saison prochaine l’hommage qui devait être rendu à Leon Fleisher dans le cadre de la série «Maestro & Friends»: souffrant, le pianiste américain a dû renoncer à ces trois concerts et cette classe de maître qu’il devait donner avec ses deux partenaires d’élection, son épouse Katherine Jacobson et son assistant Alon Goldstein, l’un de ses anciens disciples à l’Institut Peabody (Baltimore). Les festivités se réduisent donc à un récital de ce dernier, occasion pour le public de la capitale de mieux faire connaissance avec le pianiste d’origine israélienne (né en 1970), qui s’était déjà produit avec l’Orchestre national d’Ile-de-France en octobre 2006.
Cultivant exclusivement les petites formes, son récital sort largement des sentiers battus. Il commence néanmoins avec deux célèbres arrangements, respectivement par Myra Hess et Egon Petri, d’extraits de cantates de Bach: le chœur conclusif «Jésus que ma joie demeure» de la Cantate «Herz und Mund und Tat und Leben» (1723) puis l’air «Que les brebis paissent en paix» de la Cantate de la chasse (1713), que Fleisher avait d’ailleurs choisi lors de sa venue à Paris en mai 2006. Imperturbable, nonobstant quelques ralentissements un peu trop attendus, effleurant à peine le clavier au point de rater certaines touches, c’est comme s’il s’était fixé pour objectif de ne jamais énoncer une note au-dessus de l’autre et de confiner la sonorité dans un confort douillet et moelleux.
Changement radical de registre dans le Scherzo en mi bémol mineur (1851) de Brahms, qui exprime le double héritage de Schumann, avec ses deux trios, et de Chopin, avec son motif anxieusement interrogatif évoquant celui du Deuxième Scherzo: incisif et mordant, véloce et virtuose, il libère en outre une puissance impressionnante qu’il avait entièrement contenue jusqu’alors. Au fil des six derniers des douze Préludes du Second Livre (1912) de Debussy, Goldstein fait admirablement sonner le Yamaha dans ce lieu à l’acoustique décidément idéale: il se montre particulièrement attentif au toucher, d’une délicatesse infinie dans «La terrasse des audiences du clair de lune». Mais comment ne pas admirer également une «Ondine» tout à fait fluide, un théâtral «Hommage à S. Pickwick Esq. P.P.M.P.C.», un énigmatique «Canope», des «Tierces alternées» comme un clin d’œil à Scarlatti et des «Feux d’artifice» s’abandonnant à un grisant plaisir digital?
Durant l’entracte, l’idée consistant à projeter pour la première fois en France le documentaire Two Hands: The Leon Fleisher Story (2006) de Nathaniel Kahn paraissait séduisante, mais les conditions de sa mise en œuvre se sont hélas révélées quelque peu décevantes, sur le mur rouge foncé de la salle à moitié allumée, avec un haut pied de micro coupant en deux cet écran improvisé et dans une version originale (en américain) dépourvue de sous-titres. En dix-sept minutes, Fleisher et quelques proches témoignent de sa dystonie focale, handicap d’origine longtemps mal identifiée, semble-t-il neurologique, se traduisant par des contractions musculaires, en l’occurrence de la main droite, survenu en 1964, partiellement réglé par une intervention chirurgicale en 1982 et presque entièrement résolu depuis 1991. Entre interviews et extraits de concerts, c’est aussi l’occasion pour le pianiste, qui fêtera prochainement ses quatre-vingt-trois ans, de jeter un bref regard rétrospectif sur sa carrière, avec distance et humour: «Ma mère voulait que je devienne soit le premier président juif des Etats-Unis, soit un grand concertiste». Il raconte comment, parallèlement aux examens et thérapies diverses auxquels il a dû se soumettre, son deuxième mariage a souffert de cette profonde remise en cause de sa carrière, qu’il a été amené à réorienter vers le riche répertoire pour la seule main gauche – «Je ne sais pas ce que j’aurais fait si c’est l’autre main qui avait été touchée» – mais aussi vers la direction d’orchestre et l’enseignement.
Un enseignement stimulé par une contrainte originale: faute d’être en mesure de jouer lui-même, il ne pouvait montrer à ses élèves le résultat à obtenir. Après la diffusion, Goldstein qui a étudié avec lui à partir de 1993, en témoigne, ses propos (en anglais) étant simultanément traduits (et considérablement synthétisés) en français: la méthode de Fleisher tient de la maïeutique, privilégiant la conscience et la responsabilité, l’apprentissage par soi-même, et insiste également sur la nécessité de s’effacer devant la musique et le compositeur. Le noir se fait cette fois-ci complètement, et le public est alors invité à découvrir une vidéo du maître interprétant «Que les brebis paissent en paix».
La seconde partie s’ouvre sur l’intégrale des onze pièces de Musica ricercata (1953): six d’entre elles, arrangées par Ligeti lui-même pour quintette à vent, ont acquis une certaine notoriété sous le nom de Bagatelles, mais il est intéressant de pouvoir entendre le recueil entier compte tenu du principe, digne d’un Perec, qui préside à son écriture. Car la première pièce n’utilise que deux notes (la seconde n’apparaissant d’ailleurs qu’à la dernière mesure), les dix autres notes retrouvant progressivement droit de cité tout au long des pièces suivantes, pour aboutir au fugato dodécaphonique de la onzième et dernière, «hommage à Frescobaldi» exploitant le total chromatique. Plein d’énergie et d’esprit, Goldstein bondit et s’amuse, mais ne sacrifie pas pour autant la gravité de la deuxième pièce («Mesto, rigido e cerimoniale»), le lyrisme de la septième («Cantabile, molto legato») ou l’émotion de la neuvième, hommage à Bartók.
Autre folklore, autre prisme déformant avec les trois Danses argentines (1937) de Ginastera, dont Goldstein exalte la virtuosité, mais aussi la veine rythmique et mélodique. En bis, le Treizième des vingt-quatre Préludes de l’Opus 28 (1839) de Chopin s’impose davantage que le Finale de la Vingt-troisième Sonate «Appassionata» (1805) de Beethoven, souvent trop démonstratif et parfois techniquement flottant.
Le blog d’Alon Goldstein
Simon Corley
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