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Orlando, ombre de lui-même Paris Théâtre des Champs-Elysées 03/12/2011 - et 14*, 16, 18, 20, 22 (Paris), 24 (Budapest), 26 (London), 30 mars, 1er, 3, 5 (Nice), 16 (Valladolid), 18 (Bilbao) avril, 5 (Krakow), 22, 24, 26, 28, 30 (Nancy) juin 2011 Antonio Vivaldi : Orlando furioso, RV 728
Marie-Nicole Lemieux et Delphine Galou (Orlando), Jennifer Larmore (Alcina), Verónica Cangemi (Angelica), Philippe Jaroussky (Ruggiero), Christian Senn (Astolfo), Kristina Hammarström (Bradamante), Romina Basso (Medoro)
Chœur du Théâtre des Champs-Elysées, Gildas Pungier, (chef de chœur), Ensemble Matheus, Jean-Christophe Spinosi (direction)
Pierre Audi (mise en scène), Willem Bruls (dramaturgie), Patrick Kinmonth (décors et costumes), Peter van Praet (lumières)
(© Alvaro Yanez)
Que cet Orlando furioso était attendu! L’affiche prometteuse (les seuls noms de Marie-Nicole Lemieux ou Philippe Jaroussky suffisant aujourd’hui à remplir les salles de concert), la résurrection de la partition historique et complète de ce qui passe pour être le plus bel opéra d’Antonio Vivaldi (1678-1741), l’engagement sans faille d’un chef et d’un ensemble dont on ne compte plus les réussites chez ce compositeur... Autant d’éléments qui, réunis, ont sans surprise fait affluer le public pour une des six représentations parisiennes de cette production alléchante, avant qu’elle ne voyage à travers une bonne partie de l’Europe dans les semaines à venir.
A l’automne 1713, un compositeur aujourd’hui totalement tombé dans l’oubli, Giovanni Ristori (1692-1753), présentait à Venise un opéra intitulé Orlando furioso, sur un livret d’un certain Grazio Braccioli (1682-1752), qui s’était lui-même inspiré du chef-d’œuvre de l’Arioste (dont l’édition définitive date de 1532). Le succès des représentations suscita la commande d’un nouvel opéra sur le même thème, dont la musique fut cette fois-ci confiée à Antonio Vivaldi: ce fut Orlando finto pazzo («Orlando prétendu fou»), échec total. Vivaldi dut alors honorer en toute hâte une nouvelle commande qui, fondée sur l’œuvre de Ristori, devait être la première version du fameux Orlando furioso (décembre 1714). Revue en 1724, elle fut très profondément remaniée puisque Vivaldi changea la quasi-totalité des airs, conservant en revanche les récitatifs de l’œuvre initiale: la nouvelle version fut finalement créée au Teatro Sant’Angelo de Venise, à l’automne 1727.
Comme c’était souvent le cas à l’époque, le livret renonce allégrement aux thématiques historiques pour se concentrer exclusivement sur les intrigues amoureuses, sur fond de mythologie, de fées et d’êtres plus ou moins maléfiques. En l’occurrence, l’histoire narre de façon extrêmement complexe comment Orlando (le célèbre Roland, neveu de Charlemagne et héros chevaleresque) aime Angelica qui, croyant avoir perdu son amant, s’est réfugiée dans les bras de Medoro. Le jeune soupirant est découvert par Orlando, qui menace de le tuer avant qu’Alcina, de concert avec Angelica, ne le fasse passer pour le frère de cette dernière. Restée seule, Alcina aperçoit Ruggiero, beau et preux chevalier, qu’elle séduit grâce à ses subterfuges, celui-ci étant par ailleurs aimée de la douce Bradamante. Tandis qu’Astolfo cherche à s’attirer les bonnes grâces d’Alcina et que Ruggiero se réconcilie avec Bradamante, Orlando est attiré dans un piège par Angelica qui, pendant que son ancien amant est fait prisonnier de la magicienne Alcina, se marie à Medoro. Plus tard, après que Ruggiero et Astolfo ont réfléchi à la manière dont ils pourraient venger la mort (supposée) d’Orlando, ce dernier réapparaît à la stupéfaction de tous les autres protagonistes qui, avertis des mésaventures du pauvre héros, vilipendent la méchanceté d’Angelica. L’aventure se termine par la fin d’Alcina, qui s’enfuit en promettant de se venger, tandis que, magnanime, Orlando bénit les amours d’Angelica et de Medoro! Encore une fois, on ne peut qu’admirer les compositeurs (et aujourd’hui les metteurs en scène) qui ont eu le cran de s’attaquer à des intrigues aussi complexes où tout n’est que retournement de situations, de sentiments et d’alliances.
En l’espèce, c’est donc Pierre Audi qui a relevé le défi de monter ce drame musical en trois actes. Le premier acte s’ouvre sur une scène plongée dans la pénombre, le fond de scène étant illustré par une vaste photographie d’un palais vénitien, les éclairages blafards jouant sur les dégradés des costumes gris revêtus par chaque personnage. Hormis une légère lumière qui interviendra lors de l’air célèbre de Ruggiero, «Sol da te, mio dolce amore», à la fin de la scène 12 de l’acte I, l’obscurité sera de mise durant tout l’opéra. Celle-ci est même considérablement accentuée pour le troisième acte: le décor se limite alors à trois murs enserrant la scène du Théâtre des Champs-Elysées, qu’on croirait peints par Soulages, et dont la lourdeur est accrue par une chaleur absolument étouffante. A tel point qu’il est parfois difficile de distinguer le visage de celle ou de celui qui chante, les vêtements se fondant au surplus littéralement dans le paysage. Même s’il est vrai qu’il pleut parfois à Venise, nous voici donc à mille lieues de l’image ensoleillée, rieuse, festive et enchanteresse que l’on peut avoir de cette cité, sa dimension lugubre étant même parfois rehaussée par des jeux de lumière tout à fait inopportuns comme ces projecteurs verts qui inondent une partie de la scène à la fin de la scène 6 de l’acte II.
Dans un tel contexte, on pouvait espérer un jeu d’acteurs de nature à alléger l’atmosphère on ne peut plus pesante instaurée par Patrick Kinmonth et Peter van Praet. Tel ne fut pas le cas mais, d’ailleurs, y a-t-il eu jeu de scène, y a-t-il eu véritablement mise en scène? Le sol, tout de noir laqué, pouvait être une bonne idée, rappelant les reflets qu’offrent les multiples canaux innervant Venise: pourtant, elle ne sera nullement exploitée au fil de cette représentation. Une bonne dizaine de fauteuils occupent la scène à l’acte I, un immense fauteuil et une très grande table les remplacent à l’acte II, le dernier acte faisant place à une scène totalement vide… Avec un aussi faible nombre d’accessoires, les chanteurs doivent compter sur la gestique, le jeu avec l’espace et, même, l’art du mime, lointain héritier de la commedia dell’arte tel qu’a pu la retranscrire avec justesse le peintre vénitien Pietro Longhi (1701-1785). Mais, cela semblait peut-être trop facile à Pierre Audi et à Willem Bruls, ce dernier étant responsable de la dramaturgie de l’opéra. Aussi a-t-on subi un vide sidéral en termes de mise en scène. De la première à la dernière note de l’opéra, les chanteurs se contentent en vérité d’adopter des poses altières, trop souvent ridicules, s’intercalant entre des scènes marquées par un très long statisme qui nuisent à la beauté de la musique tant les yeux des spectateurs sont attirés par le manque d’imagination, la banalité et, en vérité, l’absence de toute idée. Que penser, par exemple, des directives données à Marie-Nicole Lemieux, qui passe une bonne partie du premier acte à renverser les fauteuils sur scène, à les empoigner par le dossier, par le pied droit, par le pied gauche... et une grande partie du dernier acte à se traîner par terre? Rien, si ce n’est parfois un certain malaise à voir une aussi belle action dramatique, car telle est quand même la trame d’Orlando furioso, véritablement moquée par une telle direction d’acteurs.
Il n’est d’ailleurs question que de cela concernant Marie-Nicole Lemieux puisque, première grande déception de cette soirée, la chanteuse québécoise n’a pu assurer son rôle. Fiévreuse, elle a néanmoins tenu à rester sur scène, jouant donc l’actrice tandis que sa voix était doublée, en fosse d’orchestre, par la providentielle Delphine Galou qui, le matin même à Zurich, répétait le rôle de Bradamante dans Alcina de Händel. Duo étonnant dont on ne peut néanmoins que saluer le courage et les mérites respectifs. Passons donc sur Marie-Nicole Lemieux, encore une fois bien trop souvent empêtrée dans un jeu d’acteur ridicule à souhait, pour davantage nous concentrer sur la performance de Delphine Galou. Performance car interpréter un tel rôle au pied levé – même si elle l’a chanté en 2009 sous la direction de Marc Minkowski – est évidemment d’une très grande difficulté. Performance également puisque, la plupart du temps, elle a très vaillamment tenu sa partie, qu’il s’agisse du chant comme lors de la scène 4 de l’acte II (l’air «Sorge l’irato nembo» que l’on entend également dans Farnace) ou lors des longs récitatifs qui émaillent l’ensemble de l’opéra (la scène 13 de l’acte II ou la scène 4 de l’acte III). On peut naturellement penser que davantage de préparation, si elle en avait eu le temps, aurait permis à Delphine Galou de s’approprier davantage le personnage d’Orlando mais, en tout état de cause, on ne peut que saluer la prestation de cette jeune chanteuse, très justement ovationnée par le public lors du salut final.
Grande performance également – mais pouvait-on en douter? – de la part de Philippe Jaroussky qui, à lui seul, justifia le premier acte de l’opéra grâce à l’air fameux «Sol da te, mio dolce amore», lorsqu’il s’adresse à l’ensorcelante Alcina. Magnifiquement accompagné par l’Ensemble Matheus où brille la flûte douce et agile d’Alexis Kossenko comme annoncé dans le programme), Jaroussky séduit grâce à une voix d’une pureté et d’une dextérité incroyables. Tout aussi belle fut son intervention à l’acte III (l’air «Come l’onda, con voragine orrenda, e profonda» à la scène 8) où les volutes vocales répondaient parfaitement aux circonvolutions sonores des hautbois de l’orchestre. Bref, on connaissait depuis quelques années maintenant les profondes affinités entretenues par Philippe Jaroussky avec la musique de Vivaldi (on se souvient notamment de son superbe récital au Théâtre du Châtelet): elles se sont incontestablement confirmées ce soir. Dans le rôle d’Astolfo, Christian Senn fut tout à fait à sa place: sa voix puissante et bien assurée, doublée d’une excellente diction, était très agréable à entendre. On signalera notamment ses très belles interventions à l’acte II (dans l’air «Benché nasconda la serpe in seno» à la scène 2, en dépit de quelques aigus trop poussés) et à la première scène de l’acte III (air «Dove il valor combatte»).
En revanche, quelle déception pour les autres protagonistes! A commencer par Verónica Cangemi qui ne parvient que rarement à séduire dans le rôle exigeant d’Angelica. Si l’on peut apprécier la dextérité de ses vocalises à l’acte I (à la fin de son air «Tu sei degl’occhi miei», à la scène 8) ou son beau duo avec Medoro (acte II, scène 12), on ne peut que déplorer ses trop nombreuses faiblesses techniques, que ce soit à la scène 6 de l’acte II («Chiara al pari di lucida stella»), scène au surplus dépourvue de toute la sensualité qu’elle devrait pourtant révéler, ou à la scène 5 de l’acte III, les sons restant souvent étranglés dans sa voix («Poveri affetti miei, siete innocenti»). Il en va malheureusement de même pour Romina Basso qui campe un Medoro tout juste à la hauteur, victime là encore d’une voix souvent fausse (acte II, scène 5) et de limites techniques très rapidement atteintes (on l’entend tout spécialement lors de l’air «Vorrebbe amando il cor», à la neuvième scène de l’acte III). Si Kristina Hammarström incarne une honnête Bradamante, néanmoins parfois victime de quelques décalages avec l’orchestre (comme ce fut le cas à la scène 4 de l’acte I), Jennifer Larmore ne parvient jamais, pour sa part, à faire véritablement illusion dans le rôle important d’Alcina sauf, peut-être, dans la scène finale du premier acte («Amorose ai rai del sole»).
Est-ce la lourdeur de l’atmosphère du Théâtre des Champs-Elysées ou l’inquiétude de voir le rôle-titre remplacé in extremis? Toujours est-il que l’Ensemble Matheus se montre plus timoré que d’habitude dans ce même répertoire. L’orchestre fait presque exclusivement appel aux cordes, sauf lors de rares passages au troisième acte (où interviennent, l’espace d’un court instant, hautbois, trompettes et cors): le velouté du son fait parfois défaut mais on reconnaît néanmoins un ensemble rompu à l’œuvre du Prêtre roux. Jean-Christophe Spinosi dirige avec toujours autant d’énergie, s’investissant aussi bien lors des passages chantés que lors des très nombreux récitatifs et n’hésitant pas à rapidement prendre le violon pour jouer le début du fameux thème des Folies d’Espagne au troisième acte. Il parvient à explorer une très grande palette de nuances – en maintes occasions, quels pianissimi! – mais, comme d’habitude, n’est pas exempt de certaines caricatures dans le trait. Etait-il, par exemple, nécessaire d’accentuer à ce point les graves dans les cordes lors du premier air d’Orlando («Nel profondo cieco mondo», scène 5 de l’acte I)?
Alors, que retenir de cette soirée qui, à la suite des représentations en version de concert ici même puis de l’enregistrement paru chez Naïve, pouvait faire espérer un véritable moment d’anthologie? Pas grand-chose si ce n’est de la déception et, même, de la frustration: comment pouvait-on imaginer un seul instant, en entrant dans la salle, qu’on s’ennuierait à ce point?
Le site de l’Ensemble Matheus
Le site de Marie-Nicole Lemieux
Le site de Jennifer Larmore
Le site de Philippe Jaroussky
Sébastien Gauthier
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