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Première mondiale au Real: la réussite du risque Madrid Teatro Real 02/22/2011 - & 11, 14, 16, 18, 25, 28 février, 2 mars 2011 Pilar Jurado: La página en blanco Otto Katzameier (Ricardo Estapé), Nikolai Schukoff (Xavi Navarro), Pilar Jurado (Aisha Djarou), Natacha Petrinsky (Marta Stewart), Hernán Iturralde (Gérard Musy), Andrrew Watts (Kobayashi), José Luis Sola (Ramón Delgado)
Chœur et Orchestre du Teatro Real (Chœur Intermezzo et Orchestre symphonique de Madrid), Andrés Máspero (chef du chœur), Titus Engel (direction musicale)
David Hermann (mise en scène), Alexander Polzin (décors), Annabelle Witt (costumes), Urs Schönebaum (lumières), Claudia Rohrmoser (vidéo)
P. Jurado & O. Katzameier (© Javier del Real)
On attendait la première mondiale de La página en blanco avec grande curiosité. L’opéra espagnol contemporain n’a pas offert beaucoup de titres particulièrement intéressants, et les grands maîtres, en général, n’ont pas été à la hauteur. La plupart de nos compositeurs entrent dans l’opéra sans une connaissance sérieuse de la voix, et avec une ignorance de la prosodie chantée de l’espagnol. En espagnol, l’opéra choque toujours, hélas. Cela n’était pas le cas avec la zarzuela, affirme-t-on. En plus, qui est Pilar Jurado ? Une femme ! Et qui plus est soprano lyrique-légère. Mais les compositeurs femmes sont rares. Et encore plus rares lorsqu'elles sont également chanteuses. Alors ?
Antonio Moral avait demandé la partition à Jurado en 2008, et Mortier a tenu le pari comme un objectif qui lui était propre. Le résultat est brillant, souvent très beau, parfois magnifique. Pilar Jurado écrit elle-même une histoire très ambitieuse, mais le livret ne se hisse pas toujours au niveau de l’ambition : on dirait une histoire de science-fiction où il manquerait quelque chose. Du Philip K. Dick en petit.
Un compositeur peine à achever son opéra en même temps que sa vie conjugale s’effondre, et la femme le menace: «je te détruirai comme artiste, tu seras oublié». Une harpie, voilà. Son ordinateur lui envoie les compositions qu’il vient d’écrire avec une page blanche, on ne sait pas comment... Une diva du chant l'aidera (c’est Pilar Jurado, elle-même), et l’amour qui surgit entre eux réussira à dépasser la froideur des compositions de cet auteur trop lié aux grammaires, et pas suffisamment à l’humain des personnages. Mais, à la fin, on apprend que le compositeur était dans le coma, que les mécanismes cybernétiques permettaient que l’artiste, connecté à toute une variété de mécanismes, continue à produire une œuvre d’art avec des sons. La diva le libère des mécanismes, et on voit une belle Pietà: la diva attendrie, et le compositeur mort. Tout de suite après se place le grand ensemble final, un crescendo d’une beauté incontestable.
Certains moments sont très intéressants. Par exemple lorsque la diva essaye de chanter une aria du compositeur, ce qui a pour résultat la moquerie de certains lieux communs de la musique soi-disant avant-gardiste, où se cachent des épigones impuissantes. Dans une interview qu'elle a donnée, on dirait que Pilar Jurado s'excuse de ce que son opéra n’est pas avant-gardiste. Bon, La página en blanco est dans le sillage des grands compositeurs d'opéras des dernières décades : Reimann, Boesmans, Henze, c’est-à-dire, ceux qui cherchent le nouveau sans rompre de façon catégorique avec tout ce qui a été écrit auparavant. L’opéra de Jurado se situe à l’opposé de, par example, Lachenmann ou Sciarrino, si différents entre eux. Malheureusement, quoique Jurado domine mieux que beaucoup de ses collègues compatriotes l’écriture de la voix, les solos et les dialogues ne fonctionnent pas trop bien, et ce sont les ensembles, les chœurs et les passages orchestraux qui offrent les moments vraiment supérieurs de ce bel opéra. Le chœur (de chambre), attention, est toujours dans la fosse, et chante en latin des fragments de l’Apocalypse.
Malgré la modernité du langage, le public a réagi de façon généreuse envers ce titre, cette compositrice, Pilar Jurado, à la fois soprano et professeure de contrepoint. De plus, femme belle et distinguée. Mortier, plus une bonne équipe ont facilité ce début si risqué, et cela en valait la peine. Les solistes ont très bien construit leur personnage: Katzameier, Schukoff, la formidable mezzo Natacha Petrinsky, Jurado elle-même (une rareté: l'opéra est chanté par le compositeur), et la prestation magnifique du contre-ténor Andrew Watts dans le « robot ». Le directeur musical, Titus Engel, croit manifestement en ce projet, et a dirige en conséquence une partition difficile. La mise en scène de David Hermann est très efficace, et s’appuie sur deux piliers importants: une scénographie limitée, intimiste (comme il convient à cet opéra) de Polzin, qui minimise l’ampleur de la scène du Teatro Real; et les projections vidéos dues à Claudia Rohrmoser, variations hallucinantes et animées du Jardin des délices de Bosch.
La réussite de toute une équipe, c’est vrai. Mais, surtout, d’une artiste et musicienne accomplie.
Santiago Martín Bermúdez
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