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Roberto da Rimini Paris Opéra Bastille 01/31/2011 - et 3*, 6, 9, 12, 16, 19,21 février 2011 Riccardo Zandonai : Francesca da Rimini Svetla Vassileva*/Rachele Stanisci (Francesca), Louise Callinan (Samaratina), Wojtek Smilek (Ostasio),George Gagnidze (Giovanni Lo Sciancato), Roberto Alagna*/Zwetan Michailov (Paolo il Bello), William Joyner (Malatestino dall’ochio), Grazia Lee (Biancofiore), Manuela Bisceglie (Garsenda), Carol Garcia (Adonella), Andrea Hill (Altichiara), Cornelia Oncioiu (La Schiava), Alexandre Kravets (Ser Toldo Berardengo), Yuri Kissin (Il Giullare), Alexandre Duhamel (Il Torrigiano), Nicolas Marie (Il Balestriere), Ook Chung (La Voce del prigioniero)
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Paris, direction Daniel Oren (direction)
Giancarlo del Monaco (mise en scène)
R. Alagna (© Mirco Magliocca/Opéra national de Paris)
On ne saurait trop remercier Nicolas Joel d’avoir, après André Chénier, fait entrer Francesca da Rimini au répertoire de l’Opéra : notre première scène lyrique avait trop longtemps limité les contemporains de Puccini à Cavalleria rusticana et à Paillasse, plus prompte – encore que… – à faire découvrir les avatars du post-wagnérisme germanique. Il est vrai que le chef-d’œuvre de Zandonai en relève aussi, pas vraiment vériste, marqué également par l’impressionnisme français, mélange d’opulence généreuse à la Strauss et de raffinement subtil à la Debussy, comme si l’élève de Mascagni était à l’opéra italien ce qu’un Schreker est à l’opéra allemand. La puissance n’y est jamais tapage, même si le deuxième acte flirte parfois avec le pompiérisme, et l’orchestre peut chatoyer ou s’iriser. Créée en 1914 à Turin, cette « tragédie » reprend un épisode évoqué par Dante, dont Ambroise Thomas et Rachmaninov avaient déjà fait des opéras, le livret de Tito Ricordi s’inspirant de la pièce de Gabriele d’Annunzio destinée à sa maîtresse, la fameuse Eleonora Duse : un « poème de sang et de luxure » trouvant dans la musique un miroir fidèle.
L’auteur du Feu, justement, a inspiré la production de Giancarlo del Monaco, présentée à Zurich en 2007, qui nous invite dans la maison de l’écrivain à Gardone Riviera, capharnaüm d’un mégalomane où l’Antiquité côtoie la Renaissance. Là se déroule l’histoire telle que d’Annunzio, présent à travers son masque mortuaire, la rêve ou la fantasme : alors que s’affrontent Guelfes et Gibelins, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta s’aiment d’un amour interdit, revu à la lumière de celui de Tristan et Isolde. A son mari contrefait, ici cloué sur un fauteuil roulant, la jeune femme préfère évidemment son beau-frère avantageux... qu’on lui a d’abord présenté comme son promis pour forcer son consentement. Bonne idée au demeurant, pour une mise en scène très professionnellement réglée, plutôt mieux que celle d’André Chénier. Les allusions à la période mussolinienne dans les costumes ne gênent pas non plus : on ne rappellera pas les sympathies fascistes de l’écrivain et la sortie du mari de la proue d’un navire, au deuxième acte, passe moins mal qu’il a été dit. Tout cela, malheureusement, est fait sans la moindre distanciation : a-t-on jamais assumé le kitsch aussi crânement ? Giancarlo del Monaco brocarde le terrorisme de certains de ses confrères : il y répond par le sien : il n’est pas conservateur, il est réactionnaire. Certaines scènes sombrent dans le ridicule par la grandiloquence de leur naturalisme, notamment au quatrième acte, quand les deux frères, le contrefait et le borgne, ourdissent leur vengeance contre le troisième qu’a trop gâté la nature, ou quand le borgne, jouissant à la double pensée de posséder sa belle-sœur et d’achever un prisonnier, se caresse voluptueusement. Et ces suivantes de Francesca qu’on croirait sorties d’un faux Botticelli déniché dans une brocante…
Grâce à Dieu, la musique sauve tout. Même si Svetla Vassileva n’est pas idéale, voix peu amène de timbre, au vibrato trop large, aux aigus souvent durs. Mais Zandonai n’a pas ménagé sa Francesca, ni les autres, mettant les voix sous une tension constante, focalisant les tessitures sur le passage, confrontant souvent les chanteurs à une véritable lave orchestrale. De ce point de vue, la soprano bulgare assure remarquablement, avec vaillance et nuance, très investie dans son rôle. Il n’empêche : c’est Roberto Alagna qui triomphe, lui qu’on avait pu, ici ou là, notamment à Orange, trouver un peu fatigué. La voix s’est corsée sans se durcir, le timbre a conservé son éclat, l’émission n’a rien perdu de sa souplesse, et l’aisance de la projection devrait servir de modèle à tant de ténors gardant leurs notes au fond de la gorge. Ce Paolo généreux, flamboyant, avare de sanglots, peut dignement succéder à Plácido Domingo – là où sa partenaire ne peut se mesurer à une Renata Scotto… ni à l’Ilva Ligabue du mémorable concert de 1976 à Radio France. Le Sciancato de George Gagnidze n’impressionne pas moins, littéralement formidable, aussi noir que Scarpia et Iago réunis, superbe de ligne dans son rôle de jaloux ténébreux, flanqué du remarquable Malatestino de William Joyner, pas moins stylé que méchant, ivre de sadisme et de concupiscence. De Daniel Oren on attendait le meilleur : il n’a pas déçu, comme dans André Chénier. Pour le reste, un plateau parfait. La direction est souple et généreuse, à la fois théâtrale et intimiste, tendue à se rompre ou sensuellement raffinée, grâce au concours d’un orchestre visiblement conquis par cette musique si flatteuse pour tous ses pupitres.
Souhaitons que Nicolas Joel poursuive la résurrection de ce répertoire oublié… et fasse appel à des metteurs en scène moins rétrogrades.
Didier van Moere
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