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La passion selon Mathis Paris Opéra Bastille 11/16/2010 - et 19*, 22, 25, 28 novembre, 1er, 3, 6 décembre 2010 Paul Hindemith : Mathis der Maler Scott Mac Allister (Albrecht von Brandenburg), Matthias Goerne (Mathis), Thorsten Grümbel (Lorenz von Pommersfelden), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Wolfgang Capito), Gregory Reinhart (Riedinger), Michael Weinius (Hans Schwalb), Antoine Garcin (Truchsess von Waldburg), Eric Huchet (Sylvester von Schaumberg), Melanie Diener (Ursula), Martina Welschenbach (Regina), Nadine Weissmann (Die Gräfin von Helfenstein), Vincent Delhoume (Der Pfeifer des Grafen)
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Paris, Christoph Eschenbach (direction)
Olivier Py (mise en scène)
(© Charles Duprat/Opéra national de Paris)
On ignore souvent l’opéra, mais « l’affaire » est connue : « dégénéré » aux yeux des nazis, Hindemith ne peut faire créer à Berlin Mathis le peintre, que Zurich révèle en 1938. La Symphonie, pourtant, avait triomphé en 1934 sous la direction de Furtwängler, qui, un an plus tard, eut le courage, en publiant « le Cas Hindemith » dans la presse, de défendre le « bolchevik musical ». On connaît la suite : la démission du chef, le renvoi du musicien de la Hochschule, son exil. Il est vrai que Matthias Grünewald, le peintre du retable d’Issenheim prenait, contre l’ordre établi, la défense des paysans et qu’il incarnait le renoncement et la solitude de l’artiste, éloigné d’un monde marqué par la barbarie et l’autodafé des livres suspects. Les allusions étaient claires : si la Symphonie se contentait de mettre en musique trois panneaux du retable, l’opéra sentait le soufre. La musique, elle, ne s’avérait plus aussi iconoclaste que celle de Cardillac (1926) ou des premiers opéras du Hindemith avant-gardiste des années 1920, dont les audaces ne le cédaient en rien à celle d’un Chostakovitch. Mathis le peintre conciliait l’héritage wagnérien – celui des Maîtres surtout, autre « opéra d’artiste » – et la grande tradition polyphonique, réalisait la difficile synthèse entre les audaces volontiers grinçantes de la Nouvelle objectivité, les retours archaïsants au chant choral de la Renaissance et le lyrisme du grand opéra, où se croisent les destins individuels et collectifs. Rien de sec ou d’ennuyeux dans cette ambitieuse, puissante et longue – plus de trois heures – partition, authentique chef-d’œuvre dont la fin, avec l’adieu au monde de Mathis, si dépouillé, si nu, vous émeut comme le dénouement d’un Voyage d’hiver.
Après les Noces de Strehler, le Mathis d’Olivier Py : après la restauration, la révolution ? Non. Nous l’avons souvent dit : il y a du classique chez le directeur de l’Odéon, qui jamais ne va contre l’œuvre, aussi respectueux qu’inventif, et toujours cohérent. Le retable est bien là, omniprésent, parfois à travers un théâtre d’ombres, notamment pour la Tentation de saint Antoine. Tout n’est ici que mise en abyme, où, comme toujours chez Py, le symbole côtoie le réel dans un virtuose croisement d’époques : rutilante cathédrale pour la salle du Martinsburg, dont l’or donne le vertige, sinistres ruines du château de Königshofen, où les déchaînements des paysans donnent le frisson. Des paysans agitant des drapeaux rouges : le metteur en scène, dont on reconnaît vite la marque, a délibérément choisi de faire de ce Mathis le théâtre – au sens fort du terme – de l’affrontement entre les deux visages du mal absolu, Hitler et Staline. Un choix risqué : on a tendance aujourd’hui à mettre des croix gammées partout. Mais cela s’inscrit dans une authentique vision refusant la pure et simple transposition, à la fois épique et intimiste, sobre et flamboyante – grâce aussi aux décors et aux costumes de Pierre-André Weitz, aux éclairages de Bertrand Killy, lumières vacillantes à travers la nuit, projecteurs aveuglant la salle comme ceux des miradors. « Le drame du XXe siècle », nous dit Olivier Py, qui, pas plus que Hindemith, ne renonce aux fastes et aux machines du grand opéra, alors qu’il se montre si concentré dans sa direction d’acteurs. Une passion aussi, dont les tableaux de l’opéra sont autant de stations, inaugurée – comme sa Damnation genevoise – par une crucifixion et achevée dans le dénuement mystique – un de ses thèmes de prédilection.
Pour la première fois, Christoph Eschenbach descend dans la fosse de l’Opéra pour diriger une œuvre qu’il porte en lui depuis longtemps. Pas toujours très heureux avec l’Orchestre de Paris, il semble inspirer celui de l’Opéra, qui débrouille admirablement la complexité de l’œuvre. Le chef révèle un sens de l’urgence théâtrale, pas seulement dans les grands ensembles – le duo entre Ursula et Mathis, par exemple, au début du troisième tableau. La direction reste fluide et échappe à toute tentation de «wagnérisation», dégageant bien les plans sonores malgré des cuivres parfois un peu écrasants, jamais sèchement linéaire dans les contrepoints. On regrettera seulement qu’elle lisse ici ou là les aspérités, voire les acidités iconoclastes, rappelant le Hindemith rebelle de la période précédente.
Dans le rôle si lourd de Mathis, Matthias – le prénom du héros... – Goerne s’impose de bout en bout, avec un timbre plutôt moins sourd et une voix plutôt mieux projetée que d’habitude même si elle n’a pas toute la puissance requise, préservant sans cesse la pureté de la ligne, phrasant l’arioso final comme un lied de Schubert – on pense plus que jamais au Voyage d’hiver –, moins sophistiqué que son maître Fischer-Dieskau, moins tourmenté également, plus simplement humain. Malgré un timbre ingrat, Scott Mac Allister, déjà Albrecht dans le live hambourgeois de Simone Young (Oehms), assume la tessiture et les ambiguïtés d’Albrecht de Brandenburg, cardinal esthète qui lui aussi se retire du monde. Ursula appelle un grand lyrique aux aigus rayonnants, ceux de Chrysothémis : Melanie Diener, si elle se jette à voix perdue dans les élans passionnés de cette figure sacrificielle, ne les possède pas toujours, trahissant – comme dans Chrysothémis – des limites qu’elle compense par son engagement. On lui préfère, dans un rôle il est vrai moins difficile, la tendre Regina de Martina Welschenbach, voix pure aux aigus limpides. Tous les autres rôles sont parfaitement distribués, en particulier le Riedinger puissant de Gregory Reinhart. Pas de grand opéra sans chœur, qui n’a pas ici la tâche facile : il faut saluer le travail exemplaire de Patrick Marie Aubert.
Gerard Mortier nous avait offert Cardillac, Nicolas Joel nous donne Mathis, pas encore présenté à Paris – c’est à Strasbourg qu’Ernest Bour, en 1951, le révéla en France. Le début de saison oscillait entre reprises et de productions importées, souvent peu excitantes. Voici enfin une production commandée par le maître des lieux, magistralement réalisée et résolument moderne : il était temps.
Didier van Moere
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