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Démons de haute volée

Strasbourg
Opéra National du Rhin
09/25/2010 -  et 27, 29 septembre (Strasbourg), 9 octobre (Mulhouse) 2010
Peter Eötvös : Love and Other Demons
Robert Brubaker (Don Ygnacio), Miljenko Turk (Père Cayetano Delaura), André Riemer (Abrenuncio), Sorin Draniceanu (Don Toribio), Jovita Vaskeviciute (Dominga de Adviento), Susan Bickley (Josefa Miranda), Laima Jonutyte (Martina Laborde)
Chœurs de l'Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Peter Eötvös (direction musicale)
Silviu Purcarete (mise en scène, reprise par Rares Zaharia), Helmut Stürmer (décors et costumes), Helmut Stürmer et Jerry Skelton (lumières), Andu Dumitrescu (vidéo)


(© Alain Kaiser)


Créé en 2008 au Festival de Glyndebourne, le cinquième des grands opéras de Peter Eötvös, Love and Other Demons, s’ajoute à la longue liste des succès scéniques remportés par un compositeur dont les affinités avec le théâtre lyrique sont aussi évidentes que celles d’un Richard Strauss ou d’un Britten naguère, voire aujourd’hui d’un Henze ou d’un Reimann. On ne trouve par siècle que peu d’artisans réguliers qui alimentent titre après titre le grand répertoire des opéras qui survivront demain à leur création éphémère. Et Peter Eötvös fait bien partie de ces rares créateurs d’exception dont on aime à suivre de théâtre en théâtre les étapes d’un itinéraire que l’on sait marqué à chaque fois du sceau d’un savoir-faire indiscutable, voire d’un véritable génie.


A l’Opéra National du Rhin, cette évidence nous a paru frapper plus particulièrement le public du Festival Musica, largement représenté dans la salle. Ce microcosme curieux de tout s’attendait à devoir s’extasier devant une n-ième création lyrique délayant trois bribes d’originalité dans un vide tantôt long tantôt court, et s’est trouvé confronté sans préavis au travail d’un vrai compositeur d’opéra, à l’apogée de ses moyens de surcroît. C’est à l’occasion de ce genre de choc que les perspectives redeviennent claires, que les langues se délient et que de vrais jugements de valeur sortent enfin de bouches davantage habituées aux commentaires d’une neutralité prudente qu’aux enthousiasmes sincères. A l’issue de la représentation même Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture en déplacement, n’échappe pas aux effets de ce philtre de vérité, terminant un bref discours d’éloge appuyé en adressant à Peter Eötvös un dangereux mais sincère « Je ne vous connaissais pas !».


Comme les autres grands ouvrages d’Eötvös, celui-ci se distingue par un choix de livret judicieux. Le roman de Gabriel Marcia Marquez, relativement économe en nombre de péripéties (et de surcroît efficacement concentré par le librettiste Kornél Hamvai) fonctionne admirablement. Certes s’il s’agit là d’un argument d’opéra conventionnel, mais c’est toujours ce genre de recette qui, jusqu’à preuve du contraire, fonctionne le mieux sur une scène lyrique. Tout au plus pourra-t-on exprimer des réserves sur certains clichés : des accès de possession diabolique au couvent qui ont des relents de déjà vu et entendu, de Hindemith à Prokofiev et Penderecki, une écriture du rôle principal dévolue en grande partie à des coloratures suraigües, mode d’expression archi-rebattu en matière d’hystérie féminine… Peu importe, dès lors que l’ouvrage fonctionne avec une logique, une lisibilité et une tension permanentes. Petite regret aussi quant à l’anglais académique utilisé majoritairement dans cet opéra créé pour un public britannique et qui le distancie un peu trop pour nous, le caractère tropical de l’argument appelant irrésistiblement ici une langue latine.


Après Vladimir Jurowski à Glyndebourne et Markus Stenz à Cologne, c’était enfin au tour de Peter Eötvös de diriger son propre ouvrage, et il nous a semblé le faire avec une précision et une souplesse extraordinaires, à la tête d’un Orchestre Phiharmonique de Strasbourg en formation relativement réduite (soixante musiciens), manifestement sous le charme. Rarement un idiome musical résolument contemporain (nul trace de passéisme ou d’un hypothétique retour à…) ne nous aura semblé aussi évident, aussi riche en gradations aisément perceptibles, aussi homogène, avec toujours des réserves d’expression susceptibles d’alimenter des points culminants à venir. Des toutes premières notes jusqu’à l’air final de l’héroïne, vertigineux, étreignant dans sa profonde désolation, l’ouvrage impose sa couleur spécifique, ses tensions toujours présentes en filigrane, son univers infiniment nuancé, au prix de quelques passagères baisses d’intérêt qui semblent davantage d’ordre dramatique que musical (à première vue le personnage de Martina Laborde n’apparaît pas fondamental ou au moins gagnerait à quelques coupures qui en aiguiseraient davantage le profil). Bref, un tel ouvrage peut servir à l’infini de sujet d’analyse et d’admiration et s’imposera probablement de plus en plus à chaque réécoute : l’étoffe des vrais chefs-d’œuvre est là.


D’une distribution dont de nombreux titulaires étaient déjà familiarisés avec leurs rôles auparavant, il faut avant tout souligner l’aisance générale, les quelques manques que l’on peut déceler ici ou là restant essentiellement liés à des difficultés spécifiques d’écriture vocale : André Riemer paraît nager dans le rôle très exposé d'Abrenuncio et la valeureuse Allison Bell se cramponne à des aigus (dont un vertigineux contre fa dièse) qu’elle émet courageusement mais au prix de stridences qui déparent. Quant à la production, qui a peu varié depuis Glyndebourne, elle est d’une remarquable pertinence, enfermée dans un beau lieu classique ruiné dont l’historicisme baroquisant et morbide paraît bien en phase avec l’univers de Garcia Marquez. Quelques adaptations auraient été utiles (à Glyndebourne le baryton Nathan Gunn n’a pas manqué dans le rôle du prêtre amoureux Cayetano Delaura la trop belle occasion d’exhiber son torse body-buildé, adjectif qui n’est pas vraiment celui que l’on pourrait employer à propos du physique de Miljenko Turk, interprète au demeurant valeureux et motivé) et l’abus de projections vidéo suggestives, parfois inutilement gore, peut déranger ou du moins ne paraît pas constamment justifié. Réserves toujours mineures, cela dit, pour une soirée de bout en bout passionnante.



Laurent Barthel

 

 

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