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Résonnances italiennes sous les ors de Versailles Versailles Château (Opéra royal) 09/24/2010 - Marco Marazzoli : Canzone en fa majeur
Francesco Sacrati : La finta pazza: «Loquace diva…» (Il Pensiero improvviso)
Luigi Rossi : Orfeo: «Moi ben, teco il tormento...» (Euridice), «M’ami tu… si moi ben si…» (Euridice et Orfeo) et «Lagrime, dove sete?» (Orfeo)
Francesco Cavalli : Ercole amante: Ouverture et «Ed ecco, o Gallia invitta...» (Cinzia) – Xerse: «Mia regina? Mia sposa?...» (Xerse et Romilda), «Che barbara pieta...» (Romilda) et «O diletti improvisi!» (Arsamene et Romilda)
Jean-Baptiste Lully : Ballet d’Alcidiane: «Cede al vostro valore...», petite chaconne – Ballet des Amours déguisées: «Ah Rinaldo, e dove sei?» (Armide) – Psyché: «Deh! Piangete al pianto mio» (Une femme affligée) – Le Bourgeois gentilhomme: «Di rigori armata» (Une musicienne italienne), Chaconne des Scaramouches, Trivelins et Arlequins et «Bel tempo che vola...» (Un musicien et une musicienne italiens)
Sandrine Piau (dessus), Karine Deshayes (bas-dessus)
Les Paladins: Liselotte Emery, Benoît Teinturier (cornets, flûtes), Juliette Roumailhac, Patrick Oliva (violons), Emmanuelle Guigues, Liam Fennelly (violes de gambe), Nicolas Cmjanski (violoncelle), Franck Ratajczyk (violone), Rémi Cassaigne (théorbe, guitare), Angélique Mauillon (harpe), Brice Sailly (clavecin, orgue), Jérôme Correas (clavecin et direction)
Cette année encore, le Centre de musique baroque de Versailles (CMBV), noble institution née en 1987, affiche un programme particulièrement prometteur en vue de défendre et de valoriser le patrimoine musical français des XVIIe et XVIIIe siècles. Outre plusieurs concerts qui verront se côtoyer aussi bien Antoine Francisque que Jacques Mauduit, Orazio Vecchi que François-Joseph Gossec, ou Wolfgang Amadeus Mozart que Jean-Philippe Rameau, le Centre organise également de nombreux colloques et journées de recherche dont une des grandes figures sera, cette année, André Campra. A cet effet, soulignons le très haut niveau des conférenciers appelés à intervenir et des musiciens requis pour interpréter un répertoire encore largement méconnu (Sandrine Piau, Christophe Rousset dans un très attendu Bellérophon de Jean-Baptiste Lully, Olivier Schneebeli, Vincent Dumestre, Guy van Waas ou Cyril Auvity pour n’en citer que quelques-uns). Applaudissons également la constance avec laquelle le CMBV, toujours avec soin et enthousiasme, continue de publier ouvrages savants (sur Grétry, Quinault ou la Chapelle royale de Versailles), partitions et disques, autant de produits de nature à permettre à chacun d’avoir une meilleure connaissance de la musique française du Grand Siècle.
Enfin, un mot sur les lieux où seront donnés ces différents concerts, tous plus extraordinaires les uns que les autres puisque, outre le classique Théâtre des Champs-Elysées, on pourra entendre certaines représentations dans le cadre prestigieux de la Galerie des glaces, de la Chapelle royale ou des Grands salons de la bibliothèque du château! ou, comme ce soir, à l’Opéra royal. Pour qui n’a encore jamais assisté à un concert dans cet écrin de la seconde moitié du XVIIIe siècle (l’opéra ayant construit par l’architecte Gabriel entre 1768 et 1770), le choc est évident, une fois passées les grilles d’un château totalement désert, délicieusement éclairé, livré aux seuls mélomanes d’un soir. Tout n’est que dorures, bois doré, stucs rosés et tissus bleutés, le fond de la scène étant lui-même caché par un immense rideau fleurdelisé; enfin, on pénètre dans la salle, pouvant accueillir près de 700 spectateurs, qui est illuminée de plusieurs lustres et chandeliers, les spectateurs marchant sur un parquet où chaque grincement rappelle à qui l’aurait oublié qu’il foule véritablement un morceau de l’Histoire de France...
Une fois les premières émotions visuelles passées, l’auditeur peut alors se préparer à écouter un répertoire qui n’est pas toujours facile d’accès mais qui, faute d’être fréquemment programmé, révèle de véritables bijoux qui semblent ne pas avoir entendu depuis l’époque de leur création. Le thème du concert de cette soirée, «Les Italiens à Paris», pouvait sembler parfaitement balisé tant la figure tutélaire de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), florentin d’origine, se fait sentir dès que l’on évoque la musique à Versailles. Comme l’explique parfaitement Barbara Nestola dans la notice exemplaire incluse dans le programme, l’influence italienne n’a pourtant pas attendu Lully pour parvenir en France. C’est notamment sous l’influence du cardinal Mazarin (1602-1661) que les compositeurs et artistes italiens, fuyant le désordre politique de la péninsule, arrivèrent en masse en France et investirent les hauts lieux culturels de la capitale bien avant l’avènement du futur Louis XIV. En outre, l’ouverture de théâtres et d’opéras publics en 1637 favorisa la création d’œuvres lyriques, entraînant par voie de conséquence l’afflux d’artistes étrangers et une multiplication des apports italiens à la musique. Rappelons que ces caractères devaient également accroître leur influence sur d’autres artistes, à commencer par les peintres et architectes français, déjà rompus au style italien depuis qu’ils avaient, dans le cadre de leur formation, accompli leur inévitable grand tour. Qu’ont donc apporté les Italiens à la musique française? Plus que de nouveaux instruments ou de nouvelles mélodies, on peut peut-être s’avancer en disant que leur influence tient avant tout à l’introduction de la tragédie, et plus largement du théâtre, en musique.
Cela s’entend dès le premier air, tiré de La finta pazza (1644) de Francesco Sacrati (1605-1650), opéra extrêmement populaire à son époque. Historiquement, signalons qu’il s’agit là du premier opéra italien joué à Paris, le 14 décembre 1645, dans la salle du Petit Bourbon, la Gazette de France de l’époque ayant surtout insisté sur les «changements de scène» et «les artifices des machines», «inventions du sieur Jacques Torelli, de même nation»! Première à intervenir, Karine Deshayes vit le moindre mot, jouant avec les sonorités («O fortunati, car liti beati») autant qu’avec les musiciens de l’orchestre, notamment les deux cornets.
Les trois extraits suivants, issus de l’Orfeo de Luigi Rossi (1597-1653), illustrent un des premiers opéras italiens véritablement composés en France puisque, après avoir quitté le service des Barberini, Rossi vint à Paris et composa le présent opus à Paris, en 1646. L’aria «Mio ben, teco il tormento» est magnifiquement chantée par Sandrine Piau qui incarne avec une parfaite justesse la volonté d’Eurydice de mourir plutôt que de changer d’amant comme lui suggère pourtant une sorcière. Comme l’écrivait très justement Théophraste Renaudot, en 1647, «La force de cette musique vocale jointe à celle des instruments tiroit l’âme par les oreilles de tous les auditeurs»! Le duo entre les deux chanteuses, «M’ami tu... si mio ben si», fut également splendide (il sera d’ailleurs bissé à la demande du public), avant que Karine Deshayes ne déclame seule une bouleversante aria pour conclure cet hommage à Rossi, la voix n’étant plus alors accompagnée que par la harpe, les deux mourant ensemble dans un silence des plus absolus.
Francesco Cavalli (1602-1676) est un compositeur auquel sont habitués Jérôme Correas et son ensemble des Paladins, ceux-ci ayant notamment interprété l’intégralité de son opéra Xerse (1655) en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées au mois de septembre 2009. Ce soir encore, ils nous donnent à écouter trois magnifiques extraits de cet ouvrage qui, pour deux d’entre eux, font intervenir ensemble les deux solistes. Lancée par les deux cornets, l’aria «Mia regina? Mia sposa?» permet à Karine Deshayes de développer la pleine mesure de ses talents, rapidement rejointe par la Romilda de Sandrine Piau, tout en déploration, les deux chanteuses suivant avec attention la gestique fine et précise de Jérôme Correas. Quant à l’extrait «O dDiletti improvisi!», il permet à l’excellente Emmanuelle Guigues de jouer un trop bref solo, accompagnée par l’autre viole de gambe et par le violoncelle. Le second opéra de Cavalli à l’honneur, Ercole amante (1662), connaît une riche histoire puisqu’il fut commandé à Cavalli par Mazarin en 1659 afin de célébrer les noces de Louis XIV avec l’Infante Marie-Thérèse, l’œuvre (comptant un prologue et cinq actes!) ayant finalement été créée en février 1662 et comportant également quelques ballets signés Lully... Après une brève Ouverture, Sandrine Piau, prouvant une fois encore ses talents de comédienne, habitée par son rôle de la première à la dernière note, chante un très bel air (dont la beauté était renforcé par les échos de Karine Deshayes, restée en coulisse pour l’occasion), accompagnée avec soin par l’orchestre au sein duquel on remarque la prestation de Rémi Cassaigne qui joue alternativement de la guitare et du théorbe.
Enfin, passage obligé compte tenu à la fois du thème et du lieu, Jean-Baptiste Lully (1632-1687) fut le dernier compositeur représenté ce soir au travers de plusieurs œuvres, les deux premières étant des ballets: le Ballet d’Alcidiane (1658), grand spectacle en trois parties, chacune comportant sept entrées, qui mêle adroitement musique française et musique italienne (cette-dernière demeurant prépondérante dans l’ensemble de l’ouvrage), et le Ballet des Amours déguisées (1664), composé pour les fêtes de Carnaval au cours desquelles le roi lui-même dansa. Force est de constater que la richesse mélodique est beaucoup plus grande chez Lully que chez ses prédécesseurs italiens. Le premier air donna à entendre les deux chanteuses dans un ensemble d’une finesse absolue, le deuxième air, chanté par Karine Deshayes seule, ayant été perturbé par un petit incident technique (une corde du violon de Patrick Oliva se cassa), qui permit au public de voir l’air bissé afin de l’entendre avec son orchestration complète! Enfin, de trop brefs extraits de Psyché (partition datant de 1671 mais remaniée en 1678) et du Bourgeois gentilhomme (1670) permirent d’apprécier une dernière fois Sandrine Piau seule (qui pleure littéralement dans son aria «Deh! Piangete al pianto moi...», et nous avec!) ou chantant avec Karine Deshayes dans un dialogue à la tonalité étonnement printanière («Bel tempo che vola»).
Une fois les artistes chaleureusement salués par un public conquis, on peut alors doucement quitter les lambris de l’opéra royal pour prendre les larges escaliers de marbre qui nous conduisent à l’air libre. L’esprit empli d’émotions diverses, conscient d’avoir véritablement vécu un moment hors du temps, on se surprend à ne même pas jeter le moindre coup d’œil à la fière statue équestre de Louis XIV qui domine la place d’armes: un comble...
Le site du Centre de musique baroque de Versailles
Le site de l’ensemble Les Paladins
Le site de Karine Deshayes
Sébastien Gauthier
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