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Les rois des Aulnes

La Roque
Saint-Martin-de-Crau (Etang des Aulnes)
08/02/2010 -  
Frédéric Chopin : Nocturnes, opus 32 – Sonates n° 1, opus 4, et n° 2, opus 35
Philippe Giusiano (piano)


Robert Schumann : Kinderszenen, opus 15
Franz Liszt : Années de pèlerinage (Deuxième année. Italie): «Sonetto 123 del Petrarca» – Harmonies poétiques et religieuses: Funérailles
Frédéric Chopin : Fantaisie, opus 49 – Nocturnes, opus 9 n° 1 et opus 48 n° 1 – Scherzo n° 2, opus 31

Bruno Rigutto (piano)


P. Giusiano (© Leslie Verdet)


Au sud de Saint-Martin-de-Crau, entre Arles et Martigues, à une cinquantaine de kilomètres de La Roque d’Anthéron, le domaine de l’Etang des Aulnes comprend une ancienne bâtisse de style provençal avec ses différentes annexes, une résidence pour artistes et une salle de concerts, vaste halle équipée de tribunes latérales et ouverte dans toute sa longueur sur des gradins en plein air. Comme au parc du château de Florans, le cadre naturel possède d’incontestables attraits: après avoir parcouru une longue allée bordée de pins et de lauriers roses, le spectateur découvre une vaste étendue autour d’un plan d’eau miraculeusement préservé. Propriété du conseil général des Bouches-du-Rhône depuis 1988, les 300 hectares ont en effet échappé de peu, au début des années 1970, à un projet de zone d’aménagement concertée consistant en 2000 logements, des locaux commerciaux, une école et un commissariat. Cigales, moustiques et batraciens participent donc également aux concerts, mais faute de conque, l’acoustique paraît moins satisfaisante, le son plus lointain, la réverbération plus importante qu’à La Roque; cela étant, elle demeure d’une qualité largement supérieure à celle de bien d’autres lieux comparables.


Tel est le cadre de ce copieux double récital confié à des artistes français issus de deux générations différentes et principalement dédié à la grande vedette du piano en 2010, Chopin, dont le festival ne peut naturellement pas ignorer le bicentenaire. Philippe Giusiano (né en 1973) lui consacre la totalité de son programme: son attirance pour le compositeur polonais est connue de longue date, en particulier depuis le deuxième prix ex æquo qu’il a remporté en 1995 au treizième concours Chopin (aucun premier prix n’ayant été décerné cette année-là). Né à Marseille, le pianiste est donc bien plus que le régional de l’étape et avec les deux Nocturnes de l’Opus 32 (1837), donne d’emblée toute la mesure de son style apollinien, plus aristocratique que glacé ou évanescent. De la rare Première sonate (1828), il n’y a évidemment guère à ajouter par rapport à l’interprétation qu’il en donnait voici exactement un mois à Bagatelle (voir ici): une technique impressionnante au service d’une œuvre assez difficile à défendre, mais passionnante pour qui veut remonter aux sources du génie chopinien, notamment par les multiples influences qui s’y font jour. Dans la Deuxième sonate (1839), autrement plus célèbre, Giusiano veille à équilibrer sens de la construction et frémissements expressifs dans le premier mouvement comme dans le Scherzo. De même, il sait conserver au Trio et à la partie centrale de la Marche funèbre leur admirable simplicité, sans traîner le tempo ni en rajouter dans le pathos, avant de se lancer dans les bourrasques immatérielles du Finale. De la très belle ouvrage, comme dans le Quinzième des vingt-quatre Préludes de l’Opus 28 offert en bis: une «goutte d’eau» qui, contrairement à la veille à La Roque d’Anthéron et malgré un climat quelque peu menaçant, n’est heureusement pas annonciatrice de pluie.



B. Rigutto (© Leslie Verdet)


Chef, compositeur de musiques de films et enseignant – François Dumont, Kotaro Fukuma et Sarah Lavaud figurent parmi ses récents élèves au conservatoire de Paris (CNSMDP) – Bruno Rigutto (né en 1945) s’est fait plus discret sur scène. Il y a tout lieu de le regretter, à la nuit tombée, dès les Scènes d’enfants (1838), hommage à l’autre grand bicentenaire de 2010, Schumann. Quoique très différent de celui de Giusiano, son toucher se révèle tout aussi riche et subtil, sans doute aussi plus rond et séduisant, obtenant de belles couleurs et caractérisant parfaitement chacune de ces pudiques miniatures sans pour autant se départir de la réserve requise. Dans le «Sonnet 123 de Pétrarque» tiré de la Deuxième des Années de pèlerinage (1848) et dans «Funérailles», septième des Harmonies poétiques et religieuses (1849) de Liszt (le bicentenaire de... 2011), on retrouve l’aisance digitale de celui qui, sous les couleurs italiennes, obtint un sixième prix au concours Long-Thibaud (1963, remporté par Eresko) puis un huitième prix au concours Tchaïkovski (1966, derrière Sokolov, Dichter et Eresko): virtuosité se conjugue toutefois avec sobriété, sans surenchère aucune, mais «Funérailles», venant vraiment comme un écho à la Marche funèbre entendue avant l’entracte, n’en est pas moins impressionnante.


Dans le même fa mineur, débutant également sur un rythme de marche, mais ouvrant des horizons tellement différents, la Fantaisie (1841) de Chopin est riche de poésie et de contrastes, mais jamais débraillée. Il enchaîne ensuite deux nocturnes, le Premier des trois de l’Opus 9 (1831) et Premier des deux de l’Opus 48 (1841), l’un finement ciselé, l’autre de caractère plus dramatique. Fluide et aérien, plus mendelssohnien que fantastique, le Deuxième scherzo (1837) conclut de manière éblouissante. Comme il n’y avait pas encore eu de valses, Rigutto en choisit deux en bis: la Grande valse brillante (1831), gourmande et joyeuse, puis la brève Valse posthume en la mineur (1843), qui suscite une ovation debout. On ne doute pas que le public ait souhaité associer Giusiano à cette marque d’estime, car il y avait bien ce soir deux rois des Aulnes.


Le site de Bruno Rigutto



Simon Corley

 

 

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