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Pour des âmes d’enfant Aix-en-Provence Grand Théâtre de Provence 07/03/2010 - et 4, 6, 7*, 9, 10 juillet 2010 Igor Stravinsky : Ragtime – Trois pièces pour clarinette seule – Pribaoutki – Berceuses du chat – Deux poèmes de Constantin Balmont – Quatre chants paysans russes – Renard – Le Rossignol Renard : Marat Gali (ténor 1), Edgaras Montvidas (ténor 2), Nabil Suliman (baryton 1), Ilya Bannik (baryton 2)
Le Rossignol : Olga Peretyatko (le Rossignol), Elena Semenova (la Cuisinière), Svetlana Shilova (la Mort), Edgaras Montvidas (le Pêcheur), Ilya Bannik (l’Empereur), Nabil Suliman (le Chambellan), Yuri Vorobiev (le Bonze), Philippe Mauray, Didier Roussel, Paolo Stupenengo (Trois émissaires japonais)
Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Lyon, Kazushi Ono (direction)
Robert Lepage (mise en scène)
(© Elisabeth Carecchio)
Un Ragtime tonique et swinguant, ouvre la soirée, tandis que le générique, en russe, s’affiche sur une moitié d’écran : le programme est un retour au premier Stravinsky, enraciné dans la terre natale, fasciné par l’Asie. Est-ce pour cela que Kazushi Ono donne à ce morceau américain des airs de nostalgie ? Une nostalgie qui préside au spectacle de Robert Lepage : « Le Rossignol et autres fables ». Nostalgie des origines, de l’esprit d’enfance, de ces théâtres populaires où il suffit de quelques ombres chinoises, de quelques marionnettes, de quelques acrobaties pour raconter des histoires et stimuler l’imaginaire d’un village russe ou d’un village oriental, lorsque chacun retrouve son âme d’enfant.
A droite du proscenium, des femmes écoutent et regardent. A gauche, des hommes, habillés eux aussi à la russe, font des ombres chinoises sur l’écran pour illustrer, chantés par le superbe mezzo de Svetlana Shilova, les Pribaoutki ou les Berceuses du chat, ces histoires de rien, ce quotidien de la campagne où Stravinsky joue d’abord sur la musique des phonèmes. Eloquente simplicité, savante naïveté d’une réalisation où, avec la complicité de Philippe Beau, le Canadien crée un monde enchanté en réutilisant une technique rudimentaire qu’on prendrait, comme il le dit, pour de la vidéo dernier cri. Elena Semenova, très slave de timbre, ressuscite dans ses aigus l’univers symboliste des Deux poèmes de Constantin Balmont, avant que les paysannes – beau travail des voix lyonnaises – viennent, les pieds dans un bassin, recréer l’ambiance d’un village à travers les Quatre chants paysans russes.
La fête villageoise avait été inaugurée par le remarquable Jean-Michel Bertelli qui en rythme les parties avec les Trois pièces pour clarinette. Après ces miniatures, voici maintenant Renard, narré par quatre voix agiles, à l’aise dans les registres extrêmes et l’émission en voix de tête – on entend malheureusement peu la basse Ilya Bannik : Lepage les place devant l’orchestre, presque comme à la création par les Ballets russes en 1922, où elles étaient, comme dans Le Rossignol huit ans auparavant, reléguées dans la fosse. Derrière l’écran, acrobates et marionnettes, virtuoses en diable, miment avec humour le conte de Mère Renard bernée par le chat et le bouc après avoir plumé le coq. Retour aux sources : c’est bien là « l’histoire burlesque chantée et jouée » voulue par un Stravinsky malicieux et acéré, toujours aussi élaboré dans son primitivisme campagnard. Kazushi Ono, lui aussi, raconte, pas moins attentif à l’histoire qu’à la saveur parfois très crue des timbres.
Chinoiserie d’apparente pacotille, comme les aimait à l’époque une Europe fascinée par l’Orient, où la gamme pentatonique met ses habits du dimanche, où les coloratures du volatile empruntent aux vocalises capiteuses de la Reine du Coq d’or de Rimski, où les chatoiements de L’Oiseau de feu font ménage avec les rudesses du Sacre, Le Rossignol appelle ensuite un grand orchestre, que le metteur en scène canadien, pour casser le rituel de l’opéra, relègue au fond de la scène. Devant, un bassin où évoluent les personnages, seul le Rossignol restant sur la terre. Assumant l’orientalisme de l’œuvre, jusqu’aux costumes et aux lumières, splendides, il convoque de nouveau les marionnettes de Michael Curry, dont le fameux Œdipus rex du festival Saito Kinen lui avait révélé tout le potentiel poétique. Là encore, retour aux sources : la partition redevient ce « conte lyrique » inspiré d’Andersen, qu’il nous invite à regarder avec des yeux d’enfant fasciné par ces marionnettes d’eau vietnamiennes comme il le fut lui-même à Hanoï en 2007 – il s’inspire aussi du Bunraku japonais. Chaque chanteur manipule ainsi, dans une eau où barbotent à la fois de gentils canards et de méchants dragons, sa propre marionnette, cessant d’être un personnage d’opéra traditionnel. Pour la mort de l’Empereur, des hommes grenouilles actionnent un squelette géant au milieu duquel il semble perdu. Spectacle – au sens noble et fort - réglé à la perfection, livre d’images, coloriages bariolés, monde enchanté où resurgissent nos émerveillements d’antan. Est-ce parce que l’orchestre se trouve loin ? On l’aimerait parfois plus flamboyant ou plus sensuel, même si le chef, plutôt analytique dans sa lecture, allège et éclaircit remarquablement les textures, sans sacrifier le drame à la magie des couleurs. Même si Olga Peretyatko n’a pas dans le timbre la rondeur voluptueuse de certains sopranos, elle nous séduit par ses aigus liquides, sans la moindre acidité, chantés pianissimo quand il le faut, sa maîtrise de vocalises jamais mécaniques : un Rossignol presque humain, attendri à la fin par le souverain agonisant. Tous les autres sont parfaits, à commencer par Ilya Bannik, Empereur très sûr et très stylé, beaucoup plus à son aise ici, et, surtout, le superbe Edgaras Montvidas, déjà remarqué, pour le coup, dans l’histoire burlesque, timbre de velours, phrasé de rêve, moins Pêcheur que poète… ou qu’enfant inspiré.
C’est le meilleur spectacle du festival.
Didier van Moere
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