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Euripide chez Bergman Aix-en-Provence Théâtre de l'Archevêché 07/02/2010 - et 6*, 8, 10, 13 juillet 2010 Christoph Willibald Gluck : Alceste Véronique Gens (Alceste), Joseph Kaiser (Admète), Andrew Schroeder (le Grand Prêtre d’Apollon), Thomas Oliemans (Hercule), Marinanne Folkestad Jahren, Bo Kristian Jensen (Deux enfants d’Admète et Alceste), João Fernandes (le Coryphée), David Greco (l’Oracle), Léa Pasquel (Une jeune fille)
English Voices, Freiburger Barockorchester, Ivor Bolton (direction)
Christof Loy (mise en scène)
(© Pascal Victor/ArtComArt)
Il y avait eu, en 1952, l’Iphigénie en Tauride de Carlo-Maria Giulini, puis, en 1955, l’Orphée de Karl Ristenpart, avec Nicolai Gedda. Aix, ensuite, avait oublié Gluck. Bernard Foccroulle y revient, invitant, pour mettre Alceste devant son terrible dilemme dans la nuit de l’Archevêché, Ivor Bolton et Christof Loy.
Le chef anglais a de la chance : l’ensemble de Fribourg passe souvent, parmi les « baroqueux », pour le meilleur de tous, par la virtuosité et les couleurs – même si, évidemment, les cuivres couinent dans l’air d’Hercule. Aucune sécheresse dans les sonorités, à la fois rondes et fruitées. La direction, justement, se laisse prendre à ce piège : équilibrée, maîtrisée, très souple, elle oublie le théâtre, notamment dans les chœurs, laissant parfois retomber la tension – souvent le problème chez Gluck, qui n’est pas Mozart. Mais elle bénéficie – seconde chance – d’une distribution de haute volée, et les voix réservent des plaisirs de gourmet. A commencer par celles du chœur britannique : on entend rarement une telle perfection dans les nuances, un tel souci de l’articulation. Et Véronique Gens est magnifique. On peut certes rêver d’une voix plus dramatique pour Alceste, où elle touche aux limites de moyens qu’elle ne force jamais, sachant jusqu’où elle peut – et ne peut pas – aller. Ainsi, le jeu sur les couleurs d’un timbre jamais monochrome, l’art de la déclamation, la conduite du récitatif, l’homogénéité de la tessiture, notamment dans le médium, la noblesse qu’elle confère à Alceste, même dans ses plus intimes déchirements, tout fait d’elle une parfaite incarnation du grand style tragique français, rappelant une époque malheureusement trop lointaine. Vocalement, scéniquement, un port de reine, dont on n’est pas près d’oublier la silhouette moulée dans sa robe de veuve. Mémorable Lenski à Salzbourg, mémorable Fortunio à Favart, ici époux tendre et violent, héroïque et humain, Joseph Kaiser se hisse à sa hauteur, belle voix douce et souple, se mouvant aisément dans le passage et l’aigu sans changer de registre, déjouant les pièges d’un rôle écrit sur mesure pour le fameux Legros. Ne les entourent que des chanteurs exemplaires, du Grand Prêtre d’Andrew Schroeder – un peu exotique quand même – aux deux enfants royaux de Marianne Folkestad Jahren et Bo Kristian Jensen.
Christof Loy ne met pas en pièces la tragédie grecque comme il a massacré La Dame du lac à Genève : la partition, cette fois, en sort indemne. Il n’en soumet pas moins l’œuvre de Gluck à un traitement de choc. Le chœur ? Le peuple se confond avec les enfants du couple et les élèves d’un pensionnat, tous sous la férule impitoyable d’un pasteur, borné et fanatique, voire sadique : certains ne s’en remettent pas et sont dignes de l’asile. Espace clos, le décor ressemble à un temple protestant, cour de récré s’ouvrant parfois sur la chambre conjugale - et mortuaire - où agonise Admète. Sujets ou enfants ? Sujets et enfants, également victimes d’une autorité répressive, celle du roi, celle du père, celle du maître. Ce qui ne les empêche pas d’aimer l’auteur de leur souffrance, tandis que le fils du couple devient voyeur et jaloux. Nous voilà chez Ibsen, Strindberg ou, comme le veut le metteur en scène, chez Bergman – on pourrait ajouter le Michael Haneke du Ruban blanc. Alceste reste une femme aimante, mais fascinée par la mort et le sacrifice : au troisième acte se jouent d’abord des scènes de la vie conjugale, où l’épouse se trouve soudain face à la réalité du trépas. Plus de dieux ni de héros, plus d’enfers : Apollon sort du chœur des enfants, Hercule se mue en « oncle d’Amérique » inutile que personne n’écoute. Est-ce à dire que le mythe a disparu ? Pas totalement : lorsque s’ouvre à la fin un grenier avec les jouets, on s’aperçoit que les enfants n’ont fait que mettre en scène leurs propres mythes, comme le peuple a les siens. Ce sont eux qui « emmènent les parents dans leur histoire », sans que l’on sache très bien la signification de cet espace noir, alors que le metteur en scène prétend avoir préservé, tout en la détournant, la tradition de la fin heureuse.
Christof Loy a pour lui, comme de coutume, une direction d’acteurs très approfondie, en particulier dans le traitement du chœur, auquel il impose à chaque instant, qu’il le fige ou qu’il l’anime, un jeu d’une grande intensité. Mais l’ensemble met mal à l’aise : en ouvrant trop de portes, il rompt le fil du drame, ne choisissant pas vraiment entre l’homme soumis aux décrets divins, le couple confronté à l’imminence de la mort et la question du mythe. Ce qui se tient pendant les deux premiers actes se défait après l’entracte – placé avant le troisième acte, au risque de déséquilibrer la représentation, parce qu’une autre histoire se déroule. La production a beau réserver des moments d’une grande force, elle manque de cohérence, paraît parfois éclatée, très caractéristique des ambitions d’un Regietheater aspirant à l’utopie d’une totalité : si les familiers d’Alceste peuvent y débusquer des pistes – apparemment – nouvelles, elle laisse les autres au bord du chemin, accrochés aux surtitres de peur de se perdre dans les arcanes d’une « relecture » finalement peu lisible, à l’image des explications du metteur en scène dans le programme.
Didier van Moere
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