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Passions sur terre battue

Strasbourg
Opéra National du Rhin
06/11/2010 -  et 15, 17*, 20, 24 juin (Strasbourg), 2, 4 juillet (Mulhouse, La Filature)
Leos Janácek : Jenůfa
Eva Jenis (Jenůfa), Nadine Secunde (la Sacristine), Peter Straka (Laca), Fabrice Dalis (Steva), Menai Davies (la Grand-mère), Russell Smythe (le Contremaître ), Andrey Zemskov (le Maire), Tatiana Anlauf (la Femme du Maire), Sylvia Kevorkian (Karolka), Elena Iachtchenko (Servante), Agnieszka Slawinska (Barena), Anaïs Mahikian (Jana), Brigitte Dunski (La Tante)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Friedemann Layer (direction)
Robert Carsen (mise en scène), Patrick Kinmonth (décors et costumes), Peter van Praet (lumières)


(© Alain Kaiser)


Créée en 2004 à l’Opéra de Flandres, cette production de Jenůfa est arrivée à Strasbourg dans les valises de Marc Clémeur, nouveau directeur de l’Opéra National du Rhin. Une reprise qui s’imposait, tant la cohérence de ce travail se révèle en parfaite adéquation avec un ouvrage difficile. On sait que le réalisme campagnard s’acclimate mal sur les scènes d’opéra, où des chefs-d’œuvre comme La Fiancée vendue et Jenůfa ont besoin de beaucoup de sensibilité et de stylisation pour passer correctement la rampe. Un certain naturalisme s’impose, mais tout détail bucolique excédentaire peut paraître ridicule. Avec ses couleurs subtiles, fines vibrations d’ocres et de gris, et sa chorégraphie de gestes simples aussi peu convenus que possibles, cette Jenůfa de Robert Carsen rappelle la réussite absolue d’une production de La Fiancée vendue signée naguère à Munich par Thomas Langhoff et Jürgen Rose. Dans les deux cas aucun détail n’est laissé au hasard, et pourtant tout semble animé d’une vie organique dont la spontanéité nous touche et fait oublier les conventions de la scène. Aucune trivialité n’est éludée : lits, chaises, godillots, bouteilles de bière et terre battue, mais ces lambeaux de réalisme prosaïque participent à la création d’une émotion particulière au lieu de la tuer. Un équilibre acquis grâce à un professionnalisme qui sait traquer le naturel au prix d’un travail acharné : ce privilège est réservé aux vrais magiciens de la scène, espèce rare dont Robert Carsen fait indiscutablement partie.


Pour une reprise, cette production brille aussi par la minutie d’un travail de reconstitution qui honore l’ensemble des personnels de l’Opéra du Rhin. Le maniement du décor, qui se résume à des portes de tous formats que l’on déplace pour assembler à vue des murs plus ou moins longs, s’effectue avec beaucoup de fluidité. En définitive rien ne vient occulter l’intensité du drame, si ce n’est peut-être au cours de la première scène, moment d’exposition qui paraît négligé par Carsen et son décorateur, et qui n’est d’ailleurs qu’entrevu à travers un dispositif d’avant-scène partiellement obturant. Ce n’est qu’ensuite que l’action démarre vraiment, avec l’invasion du plateau par une cohorte de choristes et de figurants, instant de bonheur scénique d’un naturel époustouflant. A partir de là c’est également l’éclairagiste qui prend le pouvoir, et son apport au spectacle s’avère crucial, la lumière venant s’insinuer partout, assurant à tout instant une amplification décisive des tensions dramatiques, jusqu’à la magie du tableau final : scène nue, rideau de pluie rédemptrice et féerie d’une luminosité chaleureuse porteuse d’espoir, inoubliable moment…


Totalement docile aux intentions gestuelles, heureusement toujours pertinentes et fouillées, du metteur en scène, la distribution reste un peu en deçà vocalement, surtout au début où tout le monde semble s’échauffer. On cherche d’abord des explications autres (une possible absence d’efficacité acoustique du décor, qui ne renvoie pas bien le son, voire l’effet absorbant néfaste d’un sol recouvert d’une épaisse couche de tourbe). Mais à l’arrivée de Nadine Secunde, vrais moyens tonnants d’ancienne soprano wagnérienne, force est d’incriminer plutôt une insuffisance générale de projection des autres chanteurs. Heureusement, petit à petit, la situation s’améliore (à mesure aussi que l’action se concentre à l’avant-scène) : l’indispensable Laca de Peter Straka (d’une crédibilité physique toujours idéale) se défait progressivement de ses habituelles difficultés d’émission de l’aigu, la Jenůfa parfois banale d’Eva Jenis s’enflamme et émeut, et puis surtout Nadine Secunde déclenche un véritable séisme, en allant jusqu’au bout d’une volcanique incarnation du personnage de la Sacristine, d’un naturel et d’une puissance qui font oublier même les titulaires les plus mémorables du rôle (en général beaucoup plus délabrées vocalement, il est vrai). Il serait par ailleurs injuste de ne pas mentionner l’exceptionnelle qualité des comparses, tous et toutes de très haut niveau, jusqu’aux plus modestes interventions, parfaitement assurées.


En fosse Friedemann Layer dirige Jenůfa sans en rajouter dans l’émotion vériste, sensibilité qui reste l’une des composantes importantes de l’ouvrage mais qu’il n’y a pas lieu d’accentuer inutilement. On reste cependant gêné par l’absence de lisibilité des voix intermédiaires, comme si le chef n’allait pas suffisamment solliciter les détails de l’orchestration par davantage d’engagement physique aux moments stratégiques. L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg s’acquitte proprement de sa tâche mais il manque à cette Jenůfa un certain nombre des strates qui dispensent ailleurs, dans des théâtres acoustiquement moins défavorisés, des moment de bonheur encore davantage grisants. Le bilan global reste cependant largement positif, pour cette production longuement fêtée par un public conquis.



Laurent Barthel

 

 

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