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Prototype de cantate

Paris
Centre Pompidou (Grande salle)
06/07/2010 -  et 9* juin 2010
Gérard Pesson : Cantate égale pays (création)

Sébastien Roux (réalisation informatique musicale Ircam), Ensemble vocal EXAUDI: Juliet Fraser, Amanda Morrison (sopranos), Tom Williams (contre-ténor), Stephen Jeffes, Jonathan Bungard (contre-ténors), Jonathan Saunders (baryton) – L’Instant Donné: Cédric Jullion (flûtes), Philippe Régana (hautbois), Mathieu Steffanus (clarinettes), Maxime Echardour (percussion), Caroline Cren (clavier), Esther Davoust (harpe), Saori Furukawa (violon), Elsa Balas (alto), Nicolas Carpentier (violoncelle)
Daniel Lévy (création lumière et mise en espace)




Riche programme que celui du festival Agora, organisé comme chaque année par l’Ircam: du 7 au 19 juin, les spectacles, pour la plupart en création, témoignent de ce que la musique contemporaine ne reste pas confinée dans un ghetto, s’associant au théâtre de Heiner Müller pour Le Père de Michael Jarrell, au cinéma d’Alexandre Medvedkine pour Le Bonheur de Sébastien Gaxie, à la vidéo de Pierre Nouvel pour Voi(Rex) de Philippe Leroux et aux arts visuels pour Grainstick, «installation submersive» de Pierre Jodlowski à la Cité des sciences et de l’industrie. Autre temps fort: un portrait de Tristan Murail en trois concerts, comprenant en particulier la première française de sa «fresque monumentale» Les sept Paroles mais aussi de Speakings de Jonathan Harvey (dont Mortuos plango, vivos voco est par ailleurs repris jusqu’au 31 juillet au Palais de la découverte avec une installation vidéo réalisée par le collectif Visual Kitchen).


Après «L’Icône, la Voix» en 2008 et les «Sentiers qui bifurquent» en 2009, le sous-titre du millésime 2010 est «Prototypes». Par une formule plaisante, Frank Madlener, directeur de l’Ircam, définit lui-même le prototype comme «le "nulle part auparavant" [...] appelé à devenir un "partout ensuite"». Mais il n’en justifie pas moins l’invocation de ce concept industriel dans le domaine artistique, car il corrobore selon lui «le savoir-faire, la fonction nouvelle et l’essai accompli» et l’une de ses qualités est «ce caractère énigmatique entre tous de l’œuvre d’art: pouvoir être une "durable nouveauté"». Le festival prendra fin, à l’extérieur et dans les studios de l’Ircam, sur une «nuit du prototype» au cours de laquelle les Percussions de Strasbourg interpréteront en plein air Pléiades de Xenakis.


La soirée inaugurale se dédouble entre l’Ircam, qui accueille A Cage Roaratorio de l’artiste Sarkis, et le Centre Pompidou, avec la création de Cantate égale pays de Gérard Pesson, déjà «associé» au festival 2009 par le biais de son opéra Pastorale (voir ici). A nouveau, le compositeur français a paradoxalement réussi à projeter à relativement grande échelle (70 minutes) son esthétique du fragment et de la furtivité. Il s’agit en l’espèce de trois cantates de 20 à 25 minutes chacune, Jachère aidant, God’s Grandeur et Gd Mmré, respectivement sur des poèmes de Mathieu Nuss (né en 1980), de Gerard Manley Hopkins (1844-1889) et d’Elena Andreyev (née en 1964), par ailleurs violoncelliste (notamment au sein des Arts Florissants). Ainsi que l’explique Pesson, à force de «lectures passionnées», le texte «devient la préfiguration exacte du temps de la musique. Alors, musique et poème font territoire. Ils sont l’un à l’autre le pays.»


Dans ce triptyque, seul le dernier volet, qui en paraîtrait dès lors presque luxuriant, requiert l’ensemble de l’effectif, soit six chanteurs et neuf musiciens, auxquels s’ajoutent les voix préenregistrées de deux comédiens ainsi que celles de l’auteur et du compositeur. Les deux premiers volets ne font appel qu’à quatre musiciens et sept chanteurs, mais dans des combinaisons différentes pour chacun d’entre eux. Surtout, leur position sur le plateau carré de la Grande salle sort radicalement de l’ordinaire. C’est que, toujours selon Pesson, le «fonds d’images» de la cantate «serait comme partagé, ainsi que devait l’être, à l’époque de Bach, l’histoire biblique». D’où l’idée de confier à Daniel Lévy une «création lumière» et une «mise en espace». En fond de scène, ont été installés six hauts écrans verticaux, dont la toile se prolonge sur scène en autant de bandes blanches contrastant avec le sol noir, de même que les hauts blancs des musiciens et chanteurs avec leurs pantalons noirs. Dans cette esthétique à la Buren, les exécutants, de face, de côté, de trois quarts ou de dos, ou bien formant deux demi-cercles concentriques, se répartissent sur toute la surface, entièrement ceinte de chaises et de pupitres dont certains ne seront jamais utilisés. Les lumières changent et les écrans diffusent tour à tour des images abstraites, des spots lumineux ou les titres des mouvements de la troisième cantate, tandis que pendant la deuxième, deux pinceaux de lumière éclairent des volutes de fumée à l’arrière-scène.


Pesson partage avec Webern une conception volontiers sensuelle de l’ascèse et de l’économie, mais ses trois cantates n’ont rien à voir avec celles de la dernière période du Viennois. Afin simplement de situer les choses et non pas pour le plaisir d’associations contre nature, c’est comme si l’effectif et la forme du Marteau sans maître se conjuguaient à la vocalité de la Sinfonia de Berio et à l’écriture instrumentale de Lachenmann: courts numéros, enchaînés ou non, parfois purement instrumentaux, sur des textes dont la qualité littéraire est revendiquée dont mais dont la mise en musique ne favorise guère l’intelligibilité (et qui sont heureusement reproduits dans le programme de salle); chanteurs sonorisés et, dans les deux premières cantates, assis, évoquant ainsi les Swingle Singers, suaves et longues tenues vocales, alternance de parlé et de chanté, mélange de langues (français/anglais) du Gd Mmré (entendre «Grand Murmuré»); petites touches sonores obtenues au moyen d’un effectif hors norme (comprenant harpe celtique, flûte basse et percussions diverses) et de modes de jeu volontiers inhabituels, le plus souvent dans des nuances feutrées. Ircam oblige, Pesson effectue ici sa «première véritable incursion» dans le domaine de l’électronique, par le recours à des samples déclenchés par un clavier midi, «clavier de sensations» dont les bruits (oiseaux, vent, pluie, train, ...) se mêlent aux instruments davantage qu’ils ne visent à trancher avec la matière instrumentale proprement dite.


L’addition de ces différentes composantes forme un ensemble lisse et raffiné, en même temps qu’ironique et poétique, comme les derniers films de Tati – amateur de prototypes s’il en fut. Car si la cantate centrale est «la plus hiératique, la plus chantée et récitative, la plus sombre aussi», l’humour n’est jamais loin, qu’il soit textuel – dans ces titres inattendus de Nuss («Récitatif du maïs», «Récitatif du pace-maker») ou énigmatiques d’Andreyev («Un direct oreille-pinceau», «Figue ou saint») et ces effets de surprise, de rupture (on entend très distinctement «Mais la question de Dieu dans tout ça» à la fin de Jachère aidant) – ou musical, dès la bien ludique «Toccata» qui ouvre cette même cantate. Vu la complexité de mise en place de ces partitions, la performance des membres de l’ensemble vocal EXAUDI et de L’Instant Donné tient du miracle, car ils parviennent à les interpréter sans chef.


Le site du festival Agora
Le site de l’ensemble EXAUDI
Le site de L’Instant Donné



Simon Corley

 

 

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