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Théâtre Mariinski Paris Théâtre des Champs-Elysées 11/10/1997 - - 16 novembre 1997
Modest Moussorgski : Boris Godounov
Vladimir Vaneïev (Boris), Anna Netrebko (Xénia), Olga Markova-Mikhaïlenko (Nourrice), Nadejda Vassilieva (Aubergiste), Zlata Boulytcheva (Fiodor), Alexandre Morozov (Pimen), Viktor Loutsiouk (Grigori), Konstantin Ploujnikov (Chouïski), Nikolaï Putilin (Chtchelkalov), Fiodor Kouznetsov (Varlaam), Evgueny Akimov (Innocent)
Alexandre Adabashian (mise en scène), Igor Makarov (décors), Igor Ivanov (costumes), Vladimir Loukassevitch (lumières)
Les 13 et 14 novembre
Sergei Prokofiev : Les Fiançailles au Couvent
Larissa Diadkova (la Duègne), Anna Netrebko (Louisa), Tatiana Pavlovskaïa ( Clara), Konstantin Ploujnikov (Jérôme), Sergueï Alexachkin (Mendoza), Evgeny Akimov (Antonio), Alexandr Guergalov (Ferdinand), Youri Laptev (Carlos), Vladimir Vaneïev (Augustin)
Vladislav Pazi (mise en scène), Nikolaï Reoutov (chorégraphie), Alka Kojenkova (décors et costumes), Anatoli Kouznetsov (lumières)
Solistes, choeur et orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Petersbourg, Valery Gergiev (direction) Dieu, le bel objet sonore ! Cette richesse des basses, cette sombre ampleur dans les cordes, l'éclat âcre des cuivres et des vents nous l'annoncent dès le premier accord : le Mariinski est de retour.
Dans Boris, l'orchestre laisse éclater une puissance de suggestion physique que Gergiev attise comme il sait si bien le faire : attaques rageuses, pizzicato viscéral des contrebasses, dynamique large et splendides jeux de timbres (ce dialogue entre bassons et violoncelles au Prologue...). La version choisie est celle de 1869 s'achevant sur la mort de Boris, sans l'acte polonais, le final de Kromy et les "divertissements" de l'auberge et des appartements du tsar. Une bonne heure de musique en moins par rapport à l'opéra définitif, resserrant l'action autour du rôle-titre mais nous privant de prolongements dramatiques importants. Dans un décor unique frôlant la caricature du spectacle de tournée, la mise en place d'Alexandre Adabashian, écrasée il est vrai par un cadre de scène trop étroit qui rend illisible les mouvements de foule, ne parvient guère à convaincre de la supériorité de cet original sur le Boris généralement retenu aujourd'hui, et quelques belles intuitions (le tsar seul parmi ses sujets tout au long du tableau de Saint-Basile) ne rachètent pas une direction d'acteurs d'un expressionnisme au premier degré.
Mais si Boris Godounov vaut d'abord pour le chef et son orchestre, c'est le Mariinski au grand complet qui se surpasse pour ramener à la vie l'un des plus délicieux chefs d'oeuvre de Prokofiev. Vladislav Pazi séduit bien davantage avec ses Fiançailles au Couvent d'une esthétique traditionnelle mais élégante : toiles peintes, costumes colorés et jeu de scène enlevé servent l'ironie d'une oeuvre avec laquelle Prokofiev renouvelle, et parfois dépasse, la réussite de L' Amour des Trois Oranges dans le genre bouffe. Ce n'est pas la commedia dell'arte, mais le vaudeville psychologique de Sheridan qui nourrit un livret remarquablement construit. La musique retient les rythmes de danse et parfois les structures à numéros du dix-huitième siècle, mais loin du style néoclassique d'un Stravinski, développe un discours instrumental et harmonique d'une grande modernité, et surprend par la variété de son inspiration mélodique, entrelaçant de thèmes désopilants des plages d'un lyrisme inhabituel chez Prokofiev, tel le merveilleux quatuor du troisième acte. L'orchestre, qui avait déçu dans Le Joueur l'année dernière, trouve ici la légèreté nécessaire. Certes, l'articulation des cordes manque un peu de délié, et la clarté de la pâte sonore semble parfois conquise de haute lutte, mais cette épaisseur naturelle ne manque pas de sensualité, d'autant que vents, cuivres et percussions se montrent joliment incisifs. Gergiev pourrait de même plus subtilement doser sa pulsation dynamique, mais rarement on l'aura vu maître d'une telle virtuosité rythmique et d'un tel équilibre entre les voix de l'orchestre - avec pour couronner le tout un humour débridé dont il n'est pas toujours coutumier.
Côté voix, c'est aussi vers le Couvent que penche la balance. Première troupe permanente du monde, sans doute, venue sans ses grandes stars de surcroît (le duo entre mesdames Gorchakova et Borodina dans La Dame de Pique de 94 nous hantera jusqu'à la fin de nos jours), le Mariinski d'aujourd'hui n'est plus tout à fait le Kirov des années quarante ou cinquante, qu'il faut impérativement découvrir au travers des bandes rééditées par la firme italienne Arlecchino.
A l'exception de Viktor Loutsiouk, Grigori d'une rare séduction vocale (mais qui ne dispose que de deux tableaux pour briller) et du superbe Chtchelkalov de Putilin, tous les participants semblent dans Boris affronter des rôles légèrement surdimensionnés, sans jamais démériter mais sans non plus nous faire délirer. Vaneïev a la présence scénique indispensable à un bon Godunov, et il semble également en avoir la voix ; il serait plus facile de s'en rendre compte s'il consentait à chanter son rôle au lieu de le rugir sous couvert de velléités expressives. Pimen, Chouiski et l'Innocent ont leurs titres et leurs limites, les rôles féminins sont réduits à de pauvres moignons, Marina ayant dans cette version pris des vacances.
Les Fiançailles nous rendent Vaneïev, Père Augustin de grand luxe (voilà à n'en pas douter l'un avantages des troupes !), Ploujnikov dont la verve comique s'épanouit bien mieux dans son rôle de père berné que dans Chouiski, et Anna Netrebko dont les quelques mesures en Xénia avaient plutôt accusé les raideurs d'émission, et qui se libère avec une Louisa aussi ravissante scéniquement que vocalement, dont le timbre lumineux fait sensation dans le quatuor. L'équipe, d'une parfaite cohérence, est dominée par le couple infernal Diadkova - Alexachkin, la Duègne et le Poissonnier, tous deux d'un abattage théâtral et vocal digne de la plus haute tradition des chanteurs-comédiens russes. Si l'on ne trouve donc plus à Saint-Petersbourg les monstres sacrés qui semblent, dans le répertoire noble, disparus de la surface de la planète, on n'y cultive pas moins des standards dont chaque visite sous nos latitudes révèle la permanence. Vincent Agrech
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