Back
Les oranges de Bourgogne Dijon Auditorium 05/05/2010 - et 7*, 9, 11 mai Serge Prokofiev : L'Amour des trois oranges Martial Defontaine (le Prince), Eric Huchet (Truffaldino), Bernard Deletré (le Roi de Trèfle, la Cuisinière), Hélène Bernardy (Fata Morgana), Frédéric Caton (Celio, le Héraut), Laurent Alvaro (Léandre), Lucie Roche (la Princesse Clarice), Carine Séchaye (Sméraldine), Katia Velletaz (Ninette), Francis Dudziak (Pantalon, Farfarello), Eugènie Danglade (Linette), Linda Durier (Nicolette), Christophe Hudeley (le Maître de cérémonies)
Chœur de l’Opéra de Dijon et de l’Opéra Théâtre de Limoges, Orchestre Dijon-Bourgogne, Pascal Verrot (direction)
Sandrine Anglade (mise en scène)
(© Gilles Abegg/Opéra de Dijon)
Après L’Elixir d’amour, L’Amour des trois oranges : ça bouge à Dijon. Arrivé il y a deux ans, Laurent Joyeux place les saisons de l’Auditorium, qu’il s’agisse de musique, de théâtre ou de danse, sous le signe de la diversité et de l’exigence, où les « coups » n’ont pas droit de cité. On ne célèbre pas en grande pompe l’année Chopin, qu’a résumée mieux que tout un récital de Krystian Zimerman, mais on fête le deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Gozzi : à l’opéra de Prokofiev succéderont, en octobre prochain, L’Oiseau vert, qui est un peu le Vingt ans après de l’Italien, toujours mis en scène par Sandrine Anglade, puis, en mars 2011, Turandot... de Busoni. Neues vom Tage de Hindemith a précédé Rigoletto. On a entendu les Londoniens dirigés par Gergiev, mais les Dissonances sont en résidence avec David Grimal, âme d’un week-end Schubert en janvier. Emmanuelle Haïm, Jos van Immerseel prennent régulièrement la route de Dijon : la programmation assoit sa cohérence sur la fidélité d’artistes retrouvés au fil des saisons, sur un équilibre entre grand répertoire et la rareté. La prochaine ne dérogera pas à la règle. Si Evgeny Kissin soufflera les bougies des anniversaires de Chopin et de Schumann, si Leif Ove Andsnes jouera Beethoven, Brahms et Schoenberg, les Ebène et les Vogler représenteront la jeune génération des quatuors à cordes. Et Bach aura son week-end, auquel s’associera, assis à son clavecin, Brice Pauset, vrai compositeur en résidence – et pas hôte de passage – jusqu’en 2015, dont l’opéra Galatée à l’usine sera créé en 2012 dans sa version intégrale. Tout cela avec un budget dont la modestie surprend.
Quand on a vu l’opéra de Prokofiev à Aix ou à Bastille, on met la barre très haut pour cet Amour des trois oranges créé en 1921 à l’Opéra de Chicago – alors dirigé par Mary Garden, la première Mélisande de l’histoire. La production dijonnaise n’a rien à craindre de la comparaison. A la tête d’un orchestre renouvelé, Pascal Verrot, dont la carrière française reste trop modeste, a fait un travail remarquable pour assurer les équilibres, dégager les lignes, ne pas sacrifier la couleur au rythme, tout en faisant flamboyer, grimacer et chanter l’orchestre de Prokofiev – on reconnaît bien là l’ancien assistant de Seiji Ozawa. Très contrôlée, la direction évite le piège de la démonstration bruyante, notamment dans la célèbre Marche et, surtout, préserve le lyrisme et le mystère d’une partition trop souvent réduite aux grimaces du grotesque.
La mise en scène de Sandrine Anglade s’accorde parfaitement avec cette approche, plus fine, moins appuyée que celle de Gilbert Deflo, pourtant fort réussie, à Bastille. Elle n’exploite pas à l’excès les facilités du théâtre dans le théâtre, préférant privilégier la dimension initiatique, créer un univers de conte pour enfants, déplacer subtilement la frontière entre le rêve et la réalité. Sans abuser des effets spéciaux : des ballons suffisent pour les oranges, le déplacement de simples praticables libère progressivement des espaces symboliques où le prince se cherche et se trouve, des nuages de fumée brouillent les repères, la Cuisinière apparaît au sommet d’une pièce montée de tissu. Gilbert Deflo nous emmenait au cirque, elle nous emmène au théâtre et nous montre que Prokofiev est demeuré fidèle à l’esprit de Gozzi, à la faveur d’une direction d’acteurs – et de chœur – aussi précise que pétillante, ne confondant pas le rythme et la précipitation.
La distribution se signale par son homogénéité, condition essentielle pour réussir L’Amour des trois oranges, qui exige avant tout un travail d’équipe. Martial Defontaine, par exemple, chante avec style la mélancolie du Prince, d’une voix aux registres bien soudés et à l’émission souple, phrasant très joliment la scène de Ninette. Impayable en Truffaldino bondissant, Eric Huchet ne néglige jamais les droits du chant. Frédéric Caton et Laurent Alvaro ont la noirceur et le mordant de Celio et de Léandre. Le Roi de Bernard Deletré, en revanche, paraît trop gris et trop engorgé – la Cuisinière lui convient beaucoup mieux. La charmante Ninette de Katia Velletaz confirme son talent et Lucie Roche joue habilement des aspérités de son timbre pour cracher le venin de Fata Morgana. On n’oubliera pas les chœurs, très bien préparés par Patrick Nebbula.
L’Amour des trois oranges est toujours un défi : Dijon l’a relevé.
Didier van Moere
|