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La Dame de Loy Geneva Grand Théâtre 05/05/2010 - et 7, 9, 11*, 14, 17 mai Gioacchino Rossini : La Donna del lago Joyce DiDonato (Elena), Luciano Botelho (Giacomo V/Uberto), Gregory Kunde (Rodrigo Di Dhu), Mariselle Martinez (Malcolm Groeme), Balint Szabo (Duglas d’Angus), Bénédicte Tauran (Albina), Fabrice Farina (Serano)
Chœur du Grand Théâtre de Genève, Orchestre de la Suisse Romande, Paolo Arrivabeni (direction)
Christof Loy (mise en scène)
J. DiDonato (© GTG/Monica Rittershaus)
Elena aime à rêver au bord du lac. C’est là que le roi d’Ecosse Jacques V, dissimulé sous une fausse identité, la rencontre et s’éprend d’elle. Or Douglas, son père, Rodrigo, auquel il la destine, et Malcolm, qu’elle aime, sont des Highlanders rebelles. Le père est fait prisonnier, mais le roi, conscient qu’il n’a rien à espérer, lui a donné un anneau grâce auquel elle se fait reconnaître et obtient sa libération. Le souverain pardonne et unit les deux jeunes gens. Du long poème de ce Walter Scott qui marqua tant Balzac et la génération romantique, tourna la tête de madame Bovary et inspira des livrets d’opéra, à commencer par celui de Lucie de Lammermoor, Rossini tira en 1819 son melodramma en deux actes, l’un de ses chefs-d’œuvre napolitains. Malgré les apparences, la virtuosité y sert l’expression des sentiments et ne détend pas l’arc dramatique, du moins dans le premier acte ; Rossini crée aussi des atmosphères, se montrant sensible à la couleur locale.
Christof Loy a le vent en poupe, gratifié du Lawrence Olivier Award de la meilleure nouvelle production d’opéra pour son Tristan londonien. Il n’empêche : il vient de bousiller La Dame du lac, qu’il déconstruit et désosse, sous prétexte d’en offrir une lecture moderne laborieusement présentée dans le programme – un spectateur naïf, ignorant ou familier de l’œuvre, serait bien en peine de comprendre quoi que ce soit s’il n’a pas lu les élucubrations du metteur en scène. C’est ainsi qu’Elena épouse le roi… et que l’on supprime évidemment le pardon que celui-ci accorde à Malcolm. L’héroïne devient une collégienne à l’imagination un peu exaltée, à l’air parfois niaisement névrosé : dans une salle des fêtes minable, elle prend pour la réalité ce qui se passe sur la scène ; puisque l’on est du côté de Walter Scott, la voilà proche d’Emma Bovary. Quant à Malcolm, pour contourner le – faux – problème du travesti, le metteur en scène allemand l’imagine en double tutélaire, presque maternel, « qui n’existe que dans la fantaisie d’Elena » – faisant un moment planer le doute sur sa sexualité : il fallait bien trouver quelque chose puisqu’il est « l’homme de trop dans cette histoire ». La lecture politique, du coup, s’avère impossible : descendant de Titus et des monarques cléments renonçant à l’amour comme les aimaient les Lumières, le roi en est réduit à roucouler – le message, de toute façon, est « extrêmement conservateur, rétro, pour cette époque-là ». Tous les poncifs de la modernité faussement branchée y passent : théâtre dans le théâtre, avec un décor dont la laideur rappelle les productions sinistres de Christoph Marthaler, en particulier sa Traviata, psychanalyse au rabais, avec cette projection de photo de famille où l’on voit l’enfant dans les bras de son père, références culturelles inutiles, avec ces Wilis à la gorge tranchée… On ne voit plus La Dame du lac, mais La Dame de Loy. La manipulation ne relève pas seulement de l’imposture, elle cache mal l’incapacité à révéler la richesse et l’essence de l’œuvre. On enrage d’autant plus que le metteur en scène est un vrai homme de théâtre, qui sait diriger les chanteurs pour en faire de chair et d’os. Un massacre et un gâchis, accueillis par un beau chahut le jour de la première.
La musique, heureusement, résiste. Beaucoup plus heureux que dans L’Elixir d’amour à Bastille, Paolo Arrivabeni dirige avec une finesse raffinée, ne laissant échapper aucune nuance d’une partition dont il souligne la poésie rêveuse, quitte à laisser parfois s’émousser la tension théâtrale, en particulier dans le finale du premier acte. La distribution rend assez bien justice aux exigences du chant rossinien, d’autant plus grandes que le compositeur, pour la création, s’offrait la Colbran – qu’il allait épouser – et la Pisaroni en Elena et Malcolm, David et Nozzari en Giacomo et Rodrigo. Joyce DiDonato remporte un triomphe mérité : la beauté du timbre, le contrôle du souffle et de la ligne, l’art de la coloration, la sûreté des vocalises, notamment dans le célèbre rondò final, tout concourt à nous faire oublier ce que le metteur inflige à la pauvre Elena. Et l’on a ici, à la place des sopranos légers trop souvent distribués, une voix médiane, ce qu’était la Colbran. Le Giacomo du jeune ténor brésilien Luciano Botelho crée la surprise : la voix n’est pas grande mais se projette parfaitement, elle est un peu verte mais jolie et admirablement conduite, avec des aigus aisés malgré un vibrato serré, une colorature agile et des registres homogènes. Si Gregory Kunde, scéniquement grotesque dans son kilt, a plus de bouteille, il n’a pas toujours autant d’aisance, surtout au début, pâtissant d’aigus forcés sinon arrachés, s’assouplissant ensuite et retrouvant l’assise de son baryténor à la tessiture longue, qui fait honneur à Rossini depuis des décennies. A la mezzo chilienne Mariselle Martinez la virtuosité pose moins de problèmes que la stabilité de la voix, en particulier dans le grave, handicap compensé par une affinité évidente avec le chant rossinien. N’oublions pas le Douglas de Balint Szabo, même si le compositeur l’a évidemment moins gâté.
Après cette Dame genevoise à écouter les yeux fermés, attendons maintenant la Dame parisienne, avec la même Joyce DiDonato, courtisée par le roi de Juan Diego Flórez.
Didier van Moere
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