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Précis de pourriture

Madrid
Teatro Real
04/11/2010 -  & 13*, 14, 17, 19, 20, 22, 23, 25, 26, 28 avril
Richard Strauss: Salomé, opus 54

Nina Stemme/Annalena Persson (Salomé), Gerhard Siegel/Peter Bronder (Hérode), Wolfgang Koch/Mark S. Doss (Jokanaan), Doris Soffel/Irina Mishura (Hérodias), Tomislav Muzek (Narraboth), Jennifer Holloway (Le page), Niklas Björling Rygert, Charles dos Santos Cruz, Angel Rodríguez, Eduardo Santamaría, Josep Ribot (Les cinq Juifs), James Creswell, David Rubiera (Les deux Nazaréens), David Rubiera, Pavel Kudinov (Les deux soldats), Tomeu Bibiloni (Un Cappadocien), Adela López (Une esclave)
Orchestre du Teatro Real, Jesús López Cobos (direction musicale)
Radu Boruzescu (décors), Miruna Boruzescu (costumes), Manfred Voss (lumières), Philippe Giraudeau (chorégraphie), Robert Carsen (mise en scène)


N. Stemme (© Javier del Real)


Cette Salomé à été donnée à Turin il y a deux ans. C’est une coproduction du Teatro Real, du Regio de Turin et du Maggio Musicale Fiorentino. A Madrid, cette production était très attendue. Et pour cause. La soprano suédoise Nina Stemme n’avait chanté au Teatro Real qu’une fois, dans un récital lyrique. Robert Carsen, le metteur en scène, avait triomphé dans ce théâtre avec deux productions imaginatives, audacieuses, ni gratuites ni surgies du caprice, ou de « l’aïl de basse cuisine » dénoncé par Verlaine il y a fort longtemps: Dialogues des Carmélites (2006) et Katia Kabanová (2009). En même temps ce sont les dernières productions sous la direction d’Antonio Moral et Jesús López Cobos, une équipe bien-aimée du public à Madrid, un maestro qui a donné de grands moments à l’orchestre du Real.


Un triomphe incontestable.


Que nous raconte Salomé, de Wilde et Strauss, aujourd’hui ? On devrait éviter, peut-être, le terme de « décadence ». C’est trop pour trop de choses. Au moins six personnages, chacun à son tour, regardent, harcèlent, demandent, voire aiment un autre. Même un personnage absent: Jokanaan regarde, demande, aime Dieu et Celui dont il n’est pas digne de… etc. Une première séquence: le page, Narraboth, Salomé, Jokanaan. Une deuxième: Hérodias, Hérode, Salomé, Jokanaan. D’accord, cela a été très souvent décrit et traité. Carsen s’en inspire, c’est vrai, mais il décrit surtout le milieu où cette histoire faite de sensualité, de désir, et de frustrations se développe. Nous ne sommes plus à l’époque de la fascination par un Orient inventé ; ni même celle de l’invention de Salomé la femme-enfant, dès Flaubert et Moreau, puis Wilde et Beardsley. Il reste le milieu où ces désirs, ces situations violentes se développent pendant un diner chez le Tétrarque. Heureusement, Carsen ne nous inflige pas une famille de mafiosi. Trop vu. Il s’agit de créer une ambiance corrompue, ce qu’il fait, un peu à la façon de Cioran, on assiste à un « Précis de la décomposition », ou plutôt de la pourriture et de la corruption.


Salomé nous montre une société pourrie et corrompue. Historiquement, ces personnages sont en train de jouer et ils vont être dévorés après la Guerre des Juifs que nous racontera Flavius Josèphe. Mais là n’est pas la question. En même temps, il y a la naissance du Christianisme, traitée par Wilde avec une méfiance évidente: le seul personnage qui n’est pas corrompu, c’est Jokanaan, celui du fanatique qui annonce la fin de cette société dépravée et l’arrivée du Christ (jamais nommé ici). Carsen joue avec l’image de cette société pourrie, s’éloigne de l’icône « orientale », et nous montre un prophète habillé comme les hommes du désert, combattants du Jihad qui hantent les cauchemars de l’Occident depuis vingt ans. Le prophète se sert de la corruption, et il corrompt un peu plus le monde : « Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s’éveille il y a un peu plus de mal dans le monde » (Cioran : Précis de décomposition).


La corruption d’une ville par excellence, c’est celle de Brecht et Weill dans leur opéra Mahagonny: la fondation de la ville du vice en plein désert. Las Vegas. Au milieu du désert, comme dans l’imaginaire de l’Evangile, peuplé de déserts, paysages nécessaires à la naissance d’une religion et d’une école universelles. Même chose pour Mahomet, six siècles plus tard. Rothstein, le protagoniste de Casino, de Scorsese, raconte les meilleurs moments de Las Vegas avant de devenir un Disneyland pour retraités, métaphore de l’éclat et de la pourriture de l’Occident. Carsen joue un peu avec l’image, persistante chez nous, de la décadence de l’Empire Romain causée par le vice. Il joue avec l’imaginaire pompier et kitsch de Wilde et Strauss, tout à fait compatible avec la poésie et un niveau musical élevé: les vieux tableaux sur la décadence romaine et la double morale du philistin fin-de-siècle (XIXe, bien sûr). Tout cela, ajouté à la vision que Carsen donne à la « Danse des sept voiles », se mêle dans une mise en scène plus profonde que belle, plus belle que sensuelle, et plus troublante que confortable. Le sous-sol d’un casino de Las Vegas, aux murs de caisses pleines d’argent et d’or, bourrées d’éléments destinés à corrompre et à la fois produits de la corruption. Salomé n’est plus vêtue pour nous émouvoir ou pour nous identifier avec Hérode ou Narraboth. Non, elle est vaguement habillée dans le style gothique. Ce n’est pas elle, mais les serveuses, qui sont habillées (et pas trop) un peu comme la Salomé des références anciennes, en Égyptiennes, et les serveurs, vêtus à la romaine, qui constituent le clin d’œil de Carsen et son équipe à l’égard de l’imaginaire philistin requis par les vieilles visions de cet ouvrage, où l’Antiquité des tableaux pompiers se mêlait au péplum hollywoodien (Ah, la Salomé de Rita Hayworth et William Dieterle, convertie à la fin au Christianisme!). Et enfin il y a le prophète fanatique, celui qui nie les libertés de l’Occident, qui menace l’ordre et le désordre de la « société ouverte ». Peut-être trop ouverte?


Mais c’est un opéra : on ne peut pas parler tout le temps des exploits de Carsen, des deux Borusezcu, de Vos, et de Giraudeau. Quelle équipe! Nous sommes au théâtre, c’est vrai, mais c’est aussi une occasion supplémentaire pour Maestro López Cobos de briller, avec deux distributions formidables. Alors ? Renonçons à tout cela pour le moment, et parlons de la chorégraphie. Nous pensons souvent : que peut-on bien faire d’une page kitsch et superbe comme la « Danse des sept voiles » ? Elle arrête l’action et place le personnage dans un compromis terrible (la « fille » Salomé peut danser, mais la « soprano » Salomé ne danse jamais, ou presque). La voix requise pour ce rôle n’habite pas dans un corps d’enfant. Salomé est le protagoniste, mais les autres aussi, ceux qui regardent, confus, hébétés, agités. Et cela dure trop pour répéter toujours le même geste. Ici, Salomé se déguise comme sa mère, un peu à la Susan Hayward, délaissant son style gothique, et la danse, finalement, devient la danse des « sept voilés », sept fans âgés, saugrenue, un esperpento dirait-on chez nous, c’est à dire une déformation grotesque de l’image proposée. Il faut dire que tout le public n’a pas adhéré à la vision de Carsen. Pourtant, elle est en accord avec le discours de pourriture.


Jesús López Cobos réussit une fois de plus, et fait même mieux, en rendant justice à une partition électrique, au débordement musical d’un orchestre riche en sonorités et en couleurs. Les tensions, les nuances, les entrées, tout démontre les capacités d’un maestro en pleine forme et en pleine maturité artistique. Il est bien dommage de voir un chef de cette envergure quitter le Teatro Real dans les prochains mois. On se souviendra de sa Salomé pendant des années. Heureusement, une dernière chance nous sera donnée avec la reprise de Simon Boccanegra en clôture de saison.


Deux sopranos ont servi le rôle-titre, rôle sans égal pendant toute l’œuvre ; il n’y a que le rôle d’Hérode et celui de Jokanaan qui puissent soutenir la comparaison. Mais Salomé chante presque tout le temps. Strauss lui laisse cependant un peu de repos vocal, dans le cœur de la pièce, une transition pendant la dispute religieuse. Mais elle chante et chante, et très souvent d’une façon violente, agitée, avec des excès qui demandent un effort considérable à la chanteuse et à l’actrice. Un art du chant consommé, un immense talent de comédienne, voire un certain côté athlétique, tout cela est nécessaire pour la soprano qui chante Salomé. Aujourd’hui, une des sopranos idéales pour ce rôle est la Suédoise Nina Stemme (Arabella, Ariadne, Leonore, Tosca, Donna Elvira, Jenufa…). On l’a vue l’année dernière au Gran Teatro del Liceu de Barcelone, dans le même rôle, où elle parvint à faire oublier une mise en scène laide et superficielle (avec l’appui formidable de Robert Brubaker en Hérode). Une apothéose. A Madrid : un triomphe. Le public est conquis, ému, enthousiasmé. La voix est puissante, cela va de soi pour ce rôle de soprano dramatique, mais la ligne est aussi riche en colorations, avec des graves aux tons obscurs et des envolées vers l’aigu qui traduisent l’exaspération, le désir, le désarroi. Une ligne vocale qui dessine un personnage au-delà de la psychologie, dans les frontières du fantasque, en lutte, toujours, avec l’antagoniste (Jokanaan), et d’une façon particulière avec l’orchestre, l’autre personnage toujours présent, toujours combatif.


La seconde distribution fait l’objet d’une surprise intéressante: les débuts au Teatro Real de la soprano Annalena Persson, suédoise elle aussi (Senta, Eva, Sieglinde, Isolde, mais aussi Chrysothemis, Tatiana, Cio-Cio San). A quoi pouvait-on s’attendre après Stemme la surdouée ? Persson campe une Salomé différente, pas opposée, mais avec un choix particulier, convenant davantage à une voix plus lyrique. Sa Salomé est plus douce, si l’on veut, plus près de la femme-enfant, quoiqu’il ne faille pas trop insister sur cette question. La voix est belle et pénétrante et Persson bâtit un personnage peut-être plus fragile, dont les excès puisent dans la situation, celle d’une femme poussée par l’avanie du drame, un peu victime d’elle-même. Salomé n’est plus la même après la mort de Jokanaan et avant la fin catastrophique (modifiée par Carsen). Mais ces différences sont résolues de façon personnelle par Stemme et Persson. Montserrat Caballé et Hildegard Behrens ont été des Salomé formidables à Madrid. Stemme et Persson sont été à la hauteur des ces lointaines remembrances.


Le rôle d’Hérode est celui d’un antagoniste tout à fait différent. C’est Salomé, plutôt, qui est l’antagoniste d’Hérode, on l’a vu. Le fait est que le rôle d’Hérode participe du grand appui vocal et dramatique du protagoniste. Il faut un ténor un peu lyrique mais sans excès pour ce personnage un peu « émasculé ». Heureusement, les deux distributions produisent deux Hérode d’une grande valeur, comme acteurs et comme chanteurs, plus tournés vers une masculinité mise en question. Mais Gerhard Siegel et Peter Bronder sont aussi très différents dans leurs choix. Siegel, plus « capitaine d’industrie » décadent physiquement et moralement; Bronder, plus marionnette, plus loufoque, à la manière d’un autre capitaine, celui de Wozzeck.


Deux Jokanaan encore plus différents l’un de l’autre. Wolfgang Koch et Mark S. Doss sont des fanatiques sans fissures et possèdent des voix graves et obscures, certes, mais Koch est plus Al-Qaeda que Doss, et ce dernier rappelle un peu Jimmy Hendrix, grâce à son allure et sa présence de bel homme noir qui, peut-être, campe un Jokanaan plus en accord avec les medias qui entourent, ignorants du drame, le casino-métaphore où se développe l’action. Doris Soffel réussit dans le personnage ingrat d’Hérodias, avec une expérience de mezzo variée (Fricka, Otaru, Amneris, Adalgisa, Eboli, Isabella dans L’Italienne à Alger ou Angelina dans La Cenerentola) elle excelle dans un rôle somme-toute mineur. Dans la seconde distribution, Irina Mishura a tardé à trouver le volume et la présence de son rôle, mais elle finit par convaincre en Hérodias. Convaincant aussi, le Croate Tomislav Muzek, dans le rôle de Narraboth, loin ici du jeune et beau garçon, plus chef d’un groupe de sécurité privée. Les deux « soldats » sont à la hauteur. Il est difficile d’entendre toutes les lignes de la mezzo Jennifer Holloway. Les cinq Juifs sont inégaux. Il est surprenant de voir et d’entendre le premier Juif (ténor) chanté par… une des dames de la fête : deux des Juifs sont des rôles travestis (par Carsen et son équipe, bien sûr).


En résumé: deux distributions d’un niveau artistique incontestable et une des grandes réussites du Teatro Real.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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