Back
En chair et en os Paris Opéra Bastille 01/14/2010 - et 17, 20, 23, 26, 29 janvier, 1er, 4 février 2010 Jules Massenet : Werther Jonas Kaufmann (Werther), Ludovic Tézier (Albert), Alain Vernhes (le Bailli), Andreas Jäggi (Schmidt), Christian Tréguier (Johann), Sophie Koch (Charlotte), Anne-Catherine Gillet (Sophie), Alexandre Duhamel (Brühlmann), Olivia Doray (Kätchen)
Orchestre de l’Opéra national de Paris, Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris, Michel Plasson (direction)
Benoît Jacquot (mise en scène) J. Kaufmann, S. Koch (© Opéra national de Paris/Elisa Haberer)
Incroyable mais vrai : Michel Plasson n’avait jamais dirigé à Bastille – ni à Garnier depuis Montségur de Marcel Landowski (1987). En lui confiant Werther, Nicolas Joel jouait sur du velours : il est chez lui dans ce répertoire, qu’il a défendu comme personne, au disque comme sur les grandes scènes internationales. Son enregistrement de 1979 avec Tatiana Troyanos et Alfredo Kraus, opportunément réédité aujourd’hui ainsi que Don Quichotte avec Teresa Berganza et José van Dam, se situe toujours au sommet.
Les représentations strasbourgeoises l’avaient montré (lire ici) : le chef français réinvente l’orchestre de Massenet, le coule dans une pâte sonore aux courbes souples, fait surgir ses voix intérieures ; il débusque les couleurs, libère les phrasés par des rubatos sensuels, prenant son temps, tout à la musique, dirigeant d’abord la partition comme un poème lyrique – on pense un peu au dernier Karajan. Oublié le côté opéra-comique, malgré Schmidt et Johann : parfois jugé suranné, le voici intégré à une vision à la fois sombre et intimiste, qui s’épanouirait davantage à Garnier que dans le grand vaisseau de Bastille. C’est à partir du troisième acte que le chef, à l’instar du couple impossible, entre vraiment dans la tragédie, fait souffler sur l’œuvre le vent des passions, tend les ressorts de l’inéluctable drame, d’une noirceur désespérée dans l’introduction au quatrième acte. L’orchestre, visiblement, s’est laissé séduire, très sollicité par le souci de lisibilité – superbe solo de violon d’Eric Lacrouts dans le Prélude, harpe magique d’Emmanuel Ceysson - peut-être demain une Victoire de la musique - le Clair de lune, l’air des lettres et le lied d’Ossian.
Les chanteurs épousent parfaitement les options du chef, notamment ses tempos. Malade, le très attendu Jonas Kaufmann n’avait pu assurer la générale. Mais il tenait à cette prise de rôle. Sa prestation le jour de la première suscite d’autant plus l’admiration, à tout point de vue. Certes on sent que la voix n’a pas toujours son métal habituel, elle paraît plus sombrée, moins cuivrée, moins aisée dans les aigus – le ténor allemand n’en assume pas moins crânement le si de « Lorsque l’enfant », au deuxième acte ; à la fin, il semble au bord de l’épuisement. Quoi qu’il en soit, la maîtrise totale du souffle, la conduite des phrases les plus longues, la clarté de l’articulation et l’art de la déclamation, le refus du sanglot confondent : on n’avait jamais entendu, depuis Gedda ou Kraus, une telle assimilation du style français. Et Werther, surtout, est là, devant nous, en chair et en os, jeune héros romantique, beau ténébreux suicidaire et dévasté, tout en élans refoulés et en rêves interdits, mais toujours d’une grande économie dans le jeu, d’une grande concentration dans le chant, parfois moins ténor d’opéra que Liedersänger, comme si l’itinéraire de Werther, n’était, au fond, qu’un Voyage d’hiver sans issue : la parfaite antithèse de Rolando Villazón. Le ténor allemand joue même sur son physique, recroqueville progressivement son corps, signe d’une lente descente dans l’autisme.
Sans doute fallait-il à ce Werther la Charlotte de Sophie Koch – Susan Graham, malgré tout son art, paraissait beaucoup trop mûre. Elle aussi est Charlotte, en chair et en os, jeune, inhibée, brûlant comme lui d’un inextinguible feu, plus naturellement à l’aise dans ce qui relève de l’opéra proprement dit que dans la conversation en musique. Moins accomplie vocalement, en raison d’une articulation inégale, d’une tessiture moins homogène, d’une tendance à chanter dans les joues. Cela dit, le timbre est magnifique, la ligne superbe, l’émotion toujours à fleur de chant, avec un incandescent troisième acte, où elle domine le redoutable passage de l’air des larmes, chanté comme une mélodie, à la prière, clamée en grand mezzo. Anne-Catherine Gillet rompt heureusement avec les Sophie pralinées, plutôt double innocent et heureux de Charlotte, fraîche de timbre et souple de chant. On comprend, en entendant Ludovic Tézier, que Charlotte se tourmente de ne pas parvenir à aimer Albert, tant il est somptueux, quasi royal, à mille lieues du mari petit-bourgeois qu’on nous sert si souvent, portant haut les couleurs du chant français. Un chant français qu’illustre également le beau Bailli d’Alain Vernhes, plus stimulé ici que dans la production sans intérêt de Jürgen Rose.
Désormais connu des mélomanes pour avoir porté Tosca à l’écran en 2001, Benoît Jacquot fait de Werther ce dont nous avait privés, pour André Chénier, Giancarlo del Monaco (lire ici) : un spectacle total. On n’a pas manqué de fustiger une mise en scène très littérale – quelques mortieristes ont d’ailleurs donné de la voix au moment des saluts, bien isolés au milieu du triomphe : au premier acte, quand Werther les évoque, le mur, la source sont là ; le drame épouse bien le cycle des saisons : feuilles mortes pour l’automne, neige pour Noël. C’est faire fausse route : le travail du cinéaste est tout en finesse, en subtilité, tout entier concentré sur l’amour refoulé consumant les héros, là où un Willy Decker avait d’abord dénoncé le poids de la société et la présence de la mère disparue. La sobriété, voire le dépouillement austère, quasi ascétique de la mise en scène, met à nu cet irrésistible élan qui pousse l’un vers l’autre Werther et Charlotte, ce devoir qui les éloigne : les mains se tendent, se touchent ou se retirent, les corps se frôlent ou s’éloignent. Le moindre geste prend du sens, l’absence de geste aussi, comme lorsque les deux protagonistes, au deuxième acte, sont assis sur le banc, tels deux étrangers. Charles Edwards, de même, a réduit le décor à l’essentiel, s’interdisant les effets que Marianne Clément, à Strasbourg, demandait à la vidéo, préférant jouer sur les nuances de la lumière, enfermant Werther, à la fin, dans une chambre en forme de boîte, perdue sur une scène engloutie par la neige. Ce travail classique refuse la transposition, pourtant dans l’air du temps ; loin de sentir la poussière, il atteint, dans sa simplicité, à l’universel. Ce Charlotte et ce Werther esseulés devant le rideau ou arrivant de la salle sur la scène, si proches, c’est un peu nous-mêmes.
La Ville morte venait de Vienne et de Salzbourg, Werther vient de Covent Garden : Nicolas Joel, apparemment, sait faire son marché.
Didier van Moere
|