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L’éternité et le néant Paris Salle Pleyel 01/08/2010 - Thierry Lancino : Requiem (création)
Heidi Grant Murphy (soprano), Nora Gubisch (mezzo), Stuart Skelton (ténor), Nicolas Courjal (basse)
Chœur de Radio France, Matthias Brauer (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Radio France, Eliahu Inbal (direction)
T. Lancino (© Anaïs Vercken)
Début d’année contrasté pour les deux orchestres de Radio France: grand répertoire pour le National, avec son directeur musical, Daniele Gatti (voir ici), musique de notre temps pour le Philharmonique, sous la direction d’Eliahu Inbal, avec la création du Requiem de Thierry Lancino (né en 1954). Pour réaliser ce projet de longue haleine, le compositeur franco-américain a bénéficié d’une triple commande de la Fondation Koussevitzky, de Radio France et de l’Etat. L’œuvre est écrite à la mémoire de Serge et Natalie Koussevitzky mais aussi dédiée à Selam, petite fille australopithèque de trois ans, fossilisée depuis plus de trois millions d’années découverte en Ethiopie en 2000.
Contrairement à bon nombre de requiem contemporains, celui de Lancino n’élude pas la liturgie latine en cinq sections (Introït, Séquence, Offertoire, Sanctus, Agnus Dei) mais, à la manière de Britten dans son War Requiem, il y insère ou y superpose d’autres textes, en français – de Pascal Quignard ou de l’Ancien Testament – et en grec ancien (à partir d’oracles réputés authentiques de la Sibylle): un «Prologue», un Psaume, un «Chant de la Sibylle» et un «Chant de David». Le «Dies Iræ» médiéval fait lui-même référence à David et à la Sibylle: c’est cette dualité qui a inspiré ce Requiem, fondé sur l’opposition entre désir de vie et nécessité de la mort, entre deux aspirations contradictoires, l’éternité pour le roi à la harpe, le néant pour la prophétesse de Cumes, incarnés respectivement par un ténor et par une mezzo, qui se contredisent jusqu’au duo final du «Dona eis requiem». Placés à la gauche du chef, les deux «personnages» sont associés, sur sa droite, à une soprano («l’être humain, la cellule, dans son individualité et sa souffrance») et à une basse («l’aspect guerrier de l’homme, le prolongement de David»).
Quatuor vocal, grand chœur et orchestre wagnérien, notamment dans les rangs des cuivres (huit cors dont quatre tubas ténors, trompette basse, trombone contrebasse), l’ensemble requérant un proscénium additionnel: l’effectif s’inscrit explicitement dans une longue tradition d’imposants requiem, y compris par ses vastes proportions (73 minutes). Mais s’il ne se refuse pas les effets spectaculaires que peut produire une telle masse vocale et instrumentale («Dies iræ», «Rex tremendæ», «Confutatis»), Lancino réussit peut-être encore mieux les pages de recueillement et de dépouillement, comme l’«Ingemisco» entonné par la soprano, rejointe par le seul pupitre des violoncelles, ou l’«Agnus Dei», lente fugue a cappella magnifiquement chantée par le Chœur de Radio France.
Et c’est comme s’il s’attachait à brouiller délibérément les pistes: au syncrétisme philosophique de ce Requiem, qui mêle le religieux et le païen, les langues mortes et la langue vernaculaire, le sacré et le profane, voire l’office et le théâtre (le Prologue de Quignard s’ouvre sur une didascalie), correspond un syncrétisme sonore. Evitant le pathos mais pas toujours les poncifs, la musique quitte rarement, pas même dans le «Sanctus», les couleurs ternes et moroses de la déploration ou de la plainte, à peine éclairées par le piano (préparé), les harpes et un large éventail de percussions, confiées à six musiciens. Laissant le plus souvent planer une habile équivoque tonale, l’écriture se fait parfois franchement consonante, comme dans le «Lacrimosa».
Assisté par un surtitrage opportun et par un programme de salle exemplaire, toujours gratuit mais autrement plus complet que bien des brochures payantes – et qu’on peut retrouver sur le site du compositeur, complété par de nombreux autres documents et informations – le public, bien que plutôt habitué, le vendredi soir à Pleyel, au Requiem de Mozart ou de Verdi, réserve un bel accueil au compositeur et aux interprètes. Dans cette acoustique toujours difficile pour les voix, la basse Nicolas Courjal s’impose plus nettement que le ténor Stuart Skelton, tandis que Nora Gubisch est aussi à l’aise dans les incantations de la Sibylle que Heidi Grant Murphy dans le désarroi et l’espoir de l’être humain.
Le site de Thierry Lancino
Le site de Stuart Skelton
Le site de Nicolas Courjal
Simon Corley
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