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Pollini Perspectives VI : una lucha entre pasado y futuro Paris Salle Pleyel 10/13/2009 - Frédéric Chopin : Prélude, opus 45 – Ballade n° 2, opus 38 – Scherzo n° 1, opus 20 – Sonate n° 2, opus 35
Luigi Nono : ...sofferte onde serene... – Djamila Boupacha – A floresta é jovem e cheja de vida
Maurizio Pollini (piano), Barbara Hannigan (soprano), Sara Ercoli, Margot Nies, Terence Roe (récitants)
Alain Damiens (clarinette), Schlagquartett Köln (percussions), Marino Formenti (direction), André Richard, Reinhold Braig (projection du son), Experimentalstudio des SWR, Freiburg (réalisation électronique)
B. Hannigan (© Marco Borggreve)
La salle Pleyel continue, jusqu’en juin prochain, d’accueillir les «Pollini Perspectives», cycle de neuf concerts animé par Maurizio Pollini. Conforme au principe de juxtaposition d’œuvres «de musique ancienne et de la modernité du XXe siècle» afin de «donner au public une vision plus large du répertoire musical», la sixième étape de ces concerts, dont on a déjà souligné la qualité et le prestige (voir ici, ici et ici), offre une association pour le moins insolite : Chopin/Nono.
Dans la pénombre d’une salle très bien remplie, Maurizio Pollini se présente seul en scène lors d’une première partie (déjà entendue en d’autres lieux) en forme de récital Chopin, compositeur dont le pianiste italien reste l’un des interprètes de référence. Malgré des moments de relâchement, quelques erreurs de doigts et une respiration désormais bruyante, l’excellence musicale est intacte, comme l’illustrent un Prélude, opus 45 (1841) à la frappe mûre et profonde et une Deuxième Ballade (1839) moins fougueuse de frappe qu’impressionnante de calme face au déchaînement mélodique. Avec les moyens d’un homme de presque soixante-huit ans qu’on sent parfois aux limites de ses possibilités physiques, l’interprétation respire partout le cantabile. Une pause est nécessaire à l’artiste pour repartir, avec davantage d’application, à l’assaut d’un Premier Scherzo (1832) dans lequel Pollini engloutit les notes avec une formidable véhémence, faisant d’autant plus spectaculairement ressortir la beauté du chant de la section centrale.
La Deuxième Sonate (1839) conclut souverainement cette première partie de concert, depuis la grande concentration d’un discours musical hautement narratif dans le Grave – Agitato (où, comme dans son récent enregistrement, Pollini exécute la reprise de l’exposition du premier mouvement sans omettre les quatre mesures de l’introduction) jusqu’à un Finale. Presto motorique et implacable, témoignant de la maîtrise exceptionnelle de l’artiste italien. Sachant doser véhémence et cantabile, le Scherzo se pare des mêmes qualités que le Premier Scherzo. Quant à la Marche funèbre. Lento, elle rayonne de contrastes héroïques et de richesse sonore, Pollini se faisant maître – dans une partie centrale où une merveille de main droite détache chaque note dans un silence déchirant – du dosage des nuances et de la magie des résonances.
C’est le frisson du contraste – davantage que l’évidence d’une complémentarité musicale ou d’une continuité stylistique – qui frappe dès le début de la seconde partie, entièrement consacrée au compositeur Luigi Nono (1924-1990). Les pièces retenues sont le reflet des années 1960, marquées par les luttes postcoloniales, le militantisme socialiste, l’avant-garde de l’électronique. Seule la première partition, plus tardive, développe un programme moins marqué par le contexte de son époque : il reste d’ailleurs très émouvant d’entendre Maurizio Pollini interpréter ...sofferte onde serene... (1976), une œuvre qui lui est dédiée et dans laquelle le soliste dialogue avec une bande magnétique confectionnée à partir de divers morceaux d’enregistrements de Pollini lui-même : aux dires mêmes du compositeur, «Pollini, piano en direct, s’amplifie avec Pollini, piano élaboré et composé sur bande». Concentré et recueilli, l’artiste italien semble porter un regard ému sur sa vie en écoutant l’écho de ses anciens enregistrements, chantant la tristesse des «sereines ondes souffertes» : expérience terrifiante en vérité que celle de cet homme semblant s’offrir, en public, à une introspection conclue, dans les registres extrêmes du piano, par de terribles coups portés dans l’écho des profondeurs du grave. Car le pianiste milanais détient les clefs intimes de cette œuvre très personnelle, traversée par un vent de mort et hantée par le souvenir d’un décès intervenu concomitamment dans la famille de Nono et dans celle de Pollini.
L’intensité grandit encore avec la brève Djamila Boupacha (1962), monodie pour soprano solo extraite du triptyque Canti di vita e d’amore. Sur le texte du poème Esta noche de l’écrivain antifranquiste Jesus Lopez Pacheco (dédié à la mémoire d’une combattante algérienne torturée pendant la guerre par des paramilitaires français), la voix de Djamila sonne superbement dans une salle Pleyel dont Barbara Hannigan prend toute la mesure. La soprano canadienne magnifie ce «chant d’amour pour la vie» (comme l’écrit Claudia Vincis dans les notes de concert), cette «longue lamentation, qui émerge lentement de l’orchestre et disparaît lentement, après avoir atteint un intense climax émotionnel, qui se résout dans l’affirmation de l’espoir de la liberté». A capella, elle survole, du cri strident à l’étouffement du son, les registres techniques de cette partition qui sait capter l’attention d’une salle conquise par cette performance vocale.
La patience du public est, en revanche, mise à mal lors du morceau de bravoure de ce concert – A floresta é jovem e cheja de vida (1966) – une création expérimentale de près de trois quarts d’heure qui suscite des vagues de départs successifs dans l’assistance. Ces moments de désertion sont parfois ironiquement en phase avec cette œuvre dédiée aux communistes vietnamiens, comme lorsque les récitants annoncent que «la lucha va ser larga muy larga» («la lutte devient longue très longue») ou même, dès le début, lorsque sont repris les mots de Fidel Castro évoquant «una lucha entre pasado et futuro» («une lutte entre le passé et le futur»). On ne peut nier que cette partition d’avant-garde, par la radicalité de son message (écrits révolutionnaires et déclarations d’ouvriers) comme de sa composition (des récitants hurlant et hachant leur texte, des bandes magnétiques, des plaques de cuivre…), ne laisse pas indifférent. Trois moments-clefs de cette interprétation laissent un souvenir décisif : lorsque l’entrelacs des voix des récitants s’élève, comme les flèches d’une cathédrale, pour transformer en requiem l’extrait de la dernière lettre de Patrice Lumumba à sa femme («ne pleure pas ma compagne») et ouvre la voie à une traversée sonore de l’enfer, où s’échappent, depuis les haut-parleurs – telles des âmes damnées – de terrifiants gémissements, cris et hurlements mêlés ; puis, lorsque la voix de Barbara Hannigan (décidemment exceptionnelle) incendie, avec une folle intensité, le texte d’un guérillero angolais qui sert de titre à l’ouvrage («nao poden queimar a floresta pois ela é jovem chea de vida» – «ils ne peuvent incendier la forêt car elle est jeune et vivante») ; enfin, lorsque le spectacle s’achève sur un grand crescendo ouvert, avec un calme inquiétant, par les mots d’un ouvrier des usines Fiat («c’è stato chi ha tradito» – «il y a quelqu’un qui a trahi») et refermé par les récitants répétant obsessionnellement la question suivante : «is this all we can do ?» («c’est tout ce que nous pouvons faire ?»). Dans son écrasante majorité, le public de Pleyel est resté jusqu’au bout pour rendre un hommage appuyé à l’œuvre, au projet artistique, à Maurizio Pollini aussi, qui, revenu sur scène aux saluts, a rendu possible cette étonnante juxtaposition musicale.
Le 16 novembre prochain, l’antépénultième étape de ces Pollini Perspectives sera consacrée à Bartók, dont Maurizio Pollini interprétera le Deuxième Concerto pour piano, et accueillera l’Orchestre philharmonique de la Scala de Milan dirigé par Pierre Boulez.
Le site de la Fondation “Archives Luigi Nono”
Le site de Marino Formenti
Le site du Quatuor de percussions de Cologne
Le site de Barbara Hannigan
Gilles d’Heyres
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