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Ravel en abyme

Strasbourg
Opéra National du Rhin
06/23/2009 -  et 12 (Rouen), 17 (Paris) juin 2009
Maurice Ravel : L’œuvre pour piano seul
Alexandre Tharaud (piano)


(© Marco Borggreve)


L’œuvre pour piano de Ravel en une seule soirée ? Sur le papier, en stricts termes de minutage, l’idée paraît exigeante mais concevable. Ce n’est que dans la salle, mis à l’épreuve d’un temps suspendu que l’on prend la mesure du défi, et qu’une sensation de vertige s’installe devant l’univers sans limites qu’un pianiste d’apparence modeste, silhouette frêle vêtue anonymement de noir, semble tenir ici entre ses deux mains et nous détaille posément, à mesure, de l’infiniment grand à l’infiniment petit.


La perfection d’écriture de Ravel ne s’autorise aucune scorie, aucun événement gratuit, aucun geste de virtuosité sans utilité architecturale, bref aucun de ces automatismes qui permettent à un interprète, ne serait-ce que quelques secondes au cours d’une pièce, de respirer quelque peu dans l’attente du climax suivant. Ou du moins, c’est ainsi qu’Alexandre Tharaud nous fait ressentir Ravel : un sorcier du temps qui passe, un dominateur implacable à la fois du rouage minuscule et de l’arche immense, qui peut accorder autant de pouvoir à deux petites notes d’errance qu’à tel ou tel balayage délirant du piano d’une virtuosité plus attendue. Ce goût pour la valorisation de tous les plans jusqu’à l’infinitésimal procède sans doute chez Alexandre Tharaud d’itinéraires clairement identifiables : on n’est pas pour rien l’un des plus séduisants interprètes de l’époque de l’œuvre de Couperin, Rameau et Scarlatti. Mais il est évident que cet illusionnisme néo-classique est aussi la pierre de touche de l’œuvre ravélien, assorti d’une certaine dose de sarcasme et d’apparente sécheresse qui en revanche, dans l’interprétation d’Alexandre Tharaud, ne transparaît jamais. Avec un siècle de recul l’imagerie traditionnelle du compositeur des Miroirs, poses d’apache et artifices de mondain, semble enfin devenue facultative : seul peut demeurer l’homme sensible, l’écorché qui frémit soudain sous la morsure de l’appogiature acide ou de l’arpège brisé net. Et c’est peut-être, au delà d’une performance physique et mentale pour le moins époustouflante, l’image la plus marquante que l’on retiendra de ce concert miraculeux : le portrait d’un Ravel grandeur nature, qui se complète à mesure d’une myriade de détails tous importants, avec à l’issue l’impression d’avoir redécouvert une personnalité dont on croyait tout connaître mais qui s’impose là dans toute sa sensibilité frémissante et ses contradictions, de la pose un rien mordante mais déjà ambiguë de certains détails (l’ «un peu d’Espagne autour » qui surgit au coin de la Sérénade grotesque) jusqu’à la coda sulfureuse de Scarbo où passe comme une préfiguration de… L’enfant et les sortilèges !


Que préciser de plus, en regard d’un tel accomplissement ? Que la structure même du concert, en quatre segments, avec un entracte entre les parties 2 et 3, est idéalement pensée, aménage des jeux de perspective étonnants. Tel ce modeste Prélude, appelé à occuper sa vraie fonction au début d’une seconde partie qui se révélera vertigineuse, dominée par l’émotion millimétrée d’un Tombeau de Couperin d’anthologie (on y déplorerait presque l’omission de la reprise du Prélude, tant on aimerait pouvoir réécouter certains détails une seconde fois). Voire le sort réservé à la pauvre Pavane pour une infante défunte, écrasée entre Miroirs et Gaspard de la nuit, remise poliment (mais à juste titre) à sa place d'agréable intermezzo léthargique. Ou encore la position idéale des Valses nobles et sentimentales, partition d’un abord somme toute difficile et qui se livre mieux à un public utilement préparé au préalable par le Menuet antique, la Sonatine et la Sérénade grotesque. Techniquement enfin, on soulignera l’adaptation parfaite de moyens physiques qui ne sont pas inépuisables, la souplesse du poignet et l’indépendance des doigts permettant de pallier certains manques de puissance (Tharaud n’est pas un lisztien russe aux avant-bras d’acier, et ne cherche d’ailleurs pas à le cacher), voire quelques rarissimes fléchissements (le centre de gravité de Jeux d’eau ne semble pas trouvé de façon convaincante, la trajectoire d’Ondine éprouve pendant quelques lignes un rien d’embarras accidentel…), fluctuations finalement appréciables en tant que rappel d’un facteur humain impondérable, au sein d’un parcours aussi continuellement brillant.


Un seul bis, à l’issue d’une soirée tellement riche qu’elle aurait aussi bien pu n’en comporter aucun : la Troisième Gymnopédie de Satie. Conclusion allusive, porte de sortie poétiquement ouverte par une petite musique qui s’éclipse sereinement et posément, toute nue.



Laurent Barthel

 

 

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