Back
Le lied au bout de la nuit Geneva Bâtiment des forces motrices, salle Théodore Turettini 05/08/2009 - et 9, 11, 12, 14, 15*, 17, 18 & 19 mai Conversations à Rechlin, Scènes musicales d’après le roman Chemin Venel de Martine Chevalier, adaptation de François Dupeyron, musique de Franz Schubert, Robert Schumann et Hugo Wolf Marie-Claude Chappuis (la Chanteuse), Inna Petcheniouk (la Pinaiste), Nicolas Brieger (l’Officier)
François Dupeyron (mise en scène) N. Brieger & M.-C. Chappuis (© GTG/Magali Dougados)
Quand elle apprend que son mari a été arrêté pour faits de résistance et interné à Terezín, la pianiste Marcelle Nemski entraîne la chanteuse Nelly Aubry dans une dangereuse tournée de concerts en Hongrie occupée : sensibles à la musique, les Allemands finiront par lui permettre de le retrouver. Mais, à Budapest, Marcelle est arrêtée à son tour et Nelly tient à la suivre au camp de travail de Rechlin, où sa maison du Chemin Venel, à Genève, n’est plus qu’un souvenir. Alors que la pianiste manque devenir folle à l’idée de perdre ses doigts, la chanteuse, qui auparavant subissait son ascendant, obtient du commandant du camp un adoucissement de leurs conditions de survie, à condition qu’elles lui interprètent un lied chaque jour à la même heure.
C’est là que commencent les « Scènes musicales » présentées à Genève, adaptation par le cinéaste François Dupeyron du texte de Chemin Venel, le roman de Martine Chevalier, qui nous faisait tout voir à travers l’œil de l’enfant de Nelly. Un huis clos à trois, immuable rituel rythmé à la fois par Schubert – parfois par Schumann et Wolf - et le bruit des avions qui éventrent l’Allemagne agonisante, ainsi que par le verre de porto que se sert Werner et qu’il finit par offrir aux deux femmes. Leur rencontre va porter la pianiste et l’officier au-delà d’eux-mêmes, révéler ce qu’ils portent de plus beau et de plus noble. Le cinéaste, pourtant, ne sombre pas dans les facilités du pathétique larmoyant : cet élan qui soulève leurs cœurs reste plus latent qu’explicite, on assistera moins à la naissance d’un amour entre le bourreau et sa victime qu’à une initiation réciproque. Werner, de toute façon, est un « soldat », pas un « assassin » : un combattant de la Première Guerre, où il a laissé un bras, pas un croisé du nazisme, conscient, au-delà de la fin de la barbarie, de l’effondrement d’un monde où l’on pouvait encore croire à la beauté. La rencontre de la cantatrice, finalement, a valeur de rachat.
La production de François Dupeyron, bien connu pour La Chambre des officiers, tire sa force de sa sobriété, voire de sa pudeur. Pas de vidéo par exemple, dont on use et abuse, pour nous montrer ce qui se passe à l’extérieur de la salle de concert improvisée ou du camp : il refuse de représenter l’horreur. Seule la pianiste crie sa haine, sa douleur et sa panique. Entre la chanteuse et l’officier, tout passe, autant que par les mots, par l’ébauche de gestes et de regards. Mais, surtout, tous les trois communiquent – ou communient, parfois malgré eux – par la musique : les lieder n’illustrent pas le texte, ils constituent la matière du drame. Leur choix n’est pas indifférent – il n’a d’ailleurs trouvé sa version définitive qu’au fur et à mesure du travail des artistes, comme un work in progress. « Ne me dis pas de parler », de Schubert, ne prend-il pas la forme d’un impossible aveu. « Le Violoneux », de Schumann, ne met-il pas en abyme la situation tragique de Nelly ? Werner, lui, égrène très symboliquement sur le clavier les notes du dernier lied du Voyage d’hiver, où l’on touche le fond du désespoir. Ces « scènes musicales » évitent donc l’écueil du récital, ce qu’ont bien compris les deux musiciennes, qui restent des prisonnières – au début en sinistre pyjama rayé – contraintes à se produire devant et pour leur geôlier : les lieder prennent ainsi une autre dimension. Au début, la voix de Nelly hésite, semble au bord de la rupture, les doigts de Marcelle semblent parfois perdre leur contrôle – on a heureusement pris soin de choisir un piano d’époque.
Remarquables Marie-Claude Chappuis et Inna Petcheniouk, excellentes comédiennes aussi – même si la seconde maîtrise un peu moins bien son jeu et son articulation. Déjà remarquée à Genève, notamment en Anna des Troyens (lire ici), Marie-Claude Chappuis est superbe, autant par la beauté et l’homogénéité de la voix que par la qualité de la ligne et du phrasé, par l’intensité contenue ou libérée de son interprétation. Inna Petcheniouk, souvent associée aux productions genevoises pour les études musicales, partenaire et non pas accompagnatrice, trouve au piano des couleurs et des nuances complémentaires de celles de la voix, crée des atmosphères, fait chanter le clavier à l’unisson. Nicolas Brieger, que le Grand Théâtre connaît comme metteur en scène, particulièrement inspiré, dans Lady Macbeth de Mzensk (lire ici) ou La Ville morte (lire ici), endosse de nouveau ses habits de comédien pour incarner, dans une économie de gestes très étudiée, d’une voix faussement atone ce Werner faussement distant, revenu de tout, patricien abusé par l’histoire, qui, de peur de passer pour un lâche, remet son uniforme quand le camp est libéré. Nelly esquisse, a cappella, « Rose sauvage » de Schubert ; il lui baise la main et disparaît.
Jean-Marie Blanchard tenait beaucoup à ces « Scènes musicales » dont il a eu l’idée. Il avait raison.
Didier van Moere
|