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Discipline de fer Strasbourg Palais de la Musique et des Congrès 06/24/2008 - Bela Bartok : Suite du Prince de bois
Alban Berg : Sieben Frühe Lieder
Franz Schreker : Die Gezeichneten, Prélude
Arnold Schoenberg : Verklärte Nacht Melanie Diener (soprano)
Orchestre Symphonique du SWR de Baden-Baden et Freiburg, Michael Gielen (direction) (© Wolfram Lamparter)
L’Orchestre du SWR de Baden-Baden et Freiburg joue chacun de ses programmes plusieurs fois, sous forme de petites tournées allemandes qui peuvent parfois s’infléchir jusqu’à Strasbourg. C’est là un bonheur trop rare, et malheureusement pas toujours salué à sa juste valeur.
La dernière apparition strasbourgeoise de l’orchestre, dans de mémorables Gurrelieder (lire ici), avait fait salle comble, grâce au bon appui logistique du Festival Musica, qui au fil des années a pu s’assurer la fidélité d’un public facilement mobilisable, y compris pour des programmes difficiles. Mais cette fois, malheureusement, le concert est hébergé par le Festival de Strasbourg, qui végète depuis trop longtemps sans projet artistique et surtout sans service de communication digne de ce nom. Pour cette soirée donnée dans le cadre d'une manifestation devenue confidentielle à force d’immobilisme, le résultat est douloureux : des rangées clairsemées, de grands rideaux qui tentent naïvement de faire oublier la vraie capacité de la salle… un Palais de la Musique en réalité aux trois quarts vide. Pis encore : cette désertification n’empêche pas les indésirables de sévir en nombre. La douzaine de tousseurs assassins qui crucifient les Sieben frühe Lieder de Berg au point d’obliger Michael Gielen à se retourner, voire l’horripilante dame (sourde ?) qui s’évente en agitant constamment le fouillis de breloques de son bras droit, auraient mieux fait de rester eux aussi à la maison…
La contexte est pénible, mais l’engagement et la concentration des musiciens restent prodigieux, valorisés de surcroît par une acoustique nettement plus claire et flatteuse que celle du Konzerthaus de Freiburg où l’orchestre se produit habituellement. C’est là une belle occasion d’admirer le « grain » particulier d’une sonorité jamais luxueuse pour le seul plaisir de l’opulence, mais toujours orientée vers une expressivité maximale grâce à une palette de couleurs, de timbres et d’attaques d’une stupéfiante diversité. Et on comprend facilement que Michel Gielen ne consente plus à quitter sa retraite que pour diriger essentiellement cet orchestre, formidable outil qui retrouve instantanément avec lui des réflexes de précision développés au cours de longues années de travail commun.
Tout entier consacré aux classiques du XXe siècle, le programme paraît surtout influencé par les goûts personnels voire les choix de carrière de son maître d’œuvre. Gielen a peu dirigé Bartok pendant de longues années, mais s’est abondamment rattrapé au cours des dernières saisons, manifestement soucieux d’arrondir son legs de ce côté là. Et la présence des rares Gezeichneten de Schreker s’explique par une passion personnelle de Gielen pour un univers sonore dont il avoue n’avoir pas compris d’emblée l’importance mais qui l’a ensuite durablement fasciné. Programme inattendu, donc, mais qui parvient à imposer sa logique particulière, encore que l’ordre choisi pour la succession des pièces soit surprenant (on aurait pu en envisager d’autres, a priori plus évidents). Terminer un concert sur Verklärte Nacht, ce qui revient ni plus ni moins à conclure en faisant disparaître la moitié de l’orchestre, est une option curieuse mais aussi un vrai pari, gagné haut la main, tant la diversité prodigieuse des cordes et une direction d’une intensité suffocante parviennent à faire oublier que l’on se retrouve ici dans un univers sonore plus confidentiel. Très bien diversifiées quant aux classes d’âge et parvenant à maintenir de bout en bout un remarquable niveau de concentration, les cordes délivrent ici une prestation admirable de bout en bout, avec pour couronner dignement le tout de formidables prestations des chefs d’attaque (limpide violon solo de Christian Ostertag, et prodigieuse sonorité des deux premiers altistes…). On avoue n’avoir jamais entendu la version élargie de Verklärte Nacht (l’original, rappelons le, a été écrit pour un simple sextuor) aussi minutieusement fouillée, restituée avec une richesse de péripéties digne d’un drame expressionniste (ce qu’est finalement cette pièce, trop souvent jouée en perdant de vue son programme sous-jacent). En comparaison du souvenir mitigé laissé par Pierre Boulez et la Philharmonie de Vienne dans la même œuvre (lire ici), c’est à l’évidence Michael Gielen qui détient les bonnes clés d’accès à cette œuvre énigmatique, ici d’une saisissante beauté.
Autre évidence : l’exact équilibre réalisé dans la suite du Prince de bois, entre ce qui y relève encore d’un luxuriante opulence post-romantique et la plus grande précision de contours d’un langage bartokien en train d’affiner ses caractéristiques. Gielen tire, on s’en doute, l’œuvre vers une certaine épure, impression encore accentuée par le fréquente déconnexion visuelle qui peut s’installer entre certains déferlements orchestraux et la gestique parfaitement économe et précise du chef. Mais cette approche tout à la fois sobre et décapante accentue certainement la cohérence d’une œuvre qui parfois peut déconcerter par une certaine impression de dispersion. La véritable magie sonore de l’orchestre fait le reste : une exécution taillée au millimètre près.
Dans le Prélude des Gezeichneten de Schrecker on apprécierait en revanche un peu de souplesse et d’abandon supplémentaires. Les moments de scintillement orchestral très particulier requis, ces épisodes de « son schrekerien » à la fois scintillants et nerveusement insidieux, apparaissent là où les attend, mais on les souhaiterait amenés de façon parfois moins abrupte. Ce sont là des instants dont la magie a été mieux mise en valeur notamment par Kent Nagano, chef qui ne passe pourtant pas pour un parangon de sensualité. Les points forts de la vision de Gielen sont plutôt à trouver dans la partie médiane et la réexposition, avec çà et là quelques soli instrumentaux d’une intensité véritablement magique.
L’attachement de Michael Gielen pour Melanie Diener, avec laquelle il collabore souvent, s’explique mal. Pourquoi accompagner aussi régulièrement une voix en s’obstinant à la couvrir ? De projection seulement moyenne, la chanteuse paraît souvent noyée dans l’orchestre, ce qui n’arrange pas une compréhension des textes devenant presque impossible. C’est dommage pour les magnifiques Frühe Lieder de Berg, véritables chef-d’œuvre du post-romantisme vocal, dont les envolées nécessiteraient vraiment le rayonnement et la musicalité d’une grande straussienne. Ici on n’y est pas, et la voix, de surcroît en méforme, détimbre occasionnellement voire se cale perceptiblement en dessous sur certains aigus tenus, auxquels on prêterait volontiers le petit marchepied qui leur permettrait d’atteindre la justesse requise. Hélas aucune correction ne vient et parfois on souffre un peu. Tant pis pour ces Lieder, finalement assez rarement interprétés avec des moyens adéquats. L’accompagnement orchestral, en revanche, est ciselé par Michael Gielen avec une richesse de détails jamais entendus auparavant à ce degré d'évidence.
Bonne retraite Maestro, mais de grâce revenez encore nous étonner avec quelques soirées de ce calibre là !
Laurent Barthel
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