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Du crossover à l’Escurial Geneva Grand Théâtre 06/16/2008 - Et les 19, 22*, 24, 26 & 28 juin. Giuseppe Verdi : Don Carlo Orlin Anastassov (Philippe II), Vittorio Grigolo (Carlos), Anthony Michaels-Moore (Posa), Kristinn Sigmundsson (le Grand Inquisiteur), Nicolas Testé (Un moine), Michele Capalbo (Elisabeth), Sylvie Brunet (Eboli), Teodora Gheorghiu (Thibault), Svetlana Doneva (Une voix du ciel), Terige Sirolli (le Comte de Lerme)
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse romande, Roberto Rizzi Brignoli (direction)
Enrico de Feo (mise en scène, d’après celle de Patrice Caurier et Moshe Leiser), Christian Fenouillat (décors), Agostino Cavalca (costumes), Christophe Forey (lumières)
Vittorio Grigolo (Don Carlo) (© Isabelle Meister/GTG)
Les Don Carlo se suivent sans se ressembler : force est de convenir que la reprise de la production genevoise de Patrice Caurier et Moshe Leiser, revue et corrigée par Enrico de Feo, soutient beaucoup mieux l’intérêt que celle de la mise en scène de Graham Vick (lire ici) – même si toutes les deux retiennent la version italienne en quatre actes. Le décor de Christian Fenouillat se réduit à deux panneaux, ocre ou écarlate, qui peuvent se refermer sur les personnages comme des tenailles. Mais les jeux de lumière de Christophe Forey les animent, créant ombres et pénombres, laissant les héros se chercher, se poursuivre sans jamais se trouver, abandonnés à leur irrémédiable solitude, écrasés par l’étiquette de la cour, par l’obscurantisme religieux, par leur incapacité à aimer et à se faire aimer. Ce n’est pas pour rien que, à Saint-Just, Philippe II ploie et s’effondre sous le poids d’une immense croix, apparaissant d’autant plus dérisoire dans sa grandeur lors de l’autodafé, où il trône sur une immense tenture de velours écarlate comme le sang des victimes. Et le mot liberté, que Posa mourant écrit en lettres rouges sur les murs de sa cellule, ne semble guère porteur d’espoir. Vision sombre, implacable, à l’image de l’histoire elle-même, où la tradition se trouve intelligemment aménagée et où l’on sollicite avec subtilité les corps des chanteurs, parfois esthétisante aussi – beaux costumes d’époque d’Agostino Cavalca –, ne renonçant pas, pour l’autodafé, à un certaine surcharge baroquisante peut-être inspirée de la peinture – le faste de la cérémonie en paraît d’autant plus terrible lorsque la fumée des bûchers asphyxie les condamnés.
La distribution a ses grandeurs et ses faiblesses. Elle révèle en tout cas – à la troisième représentation, une laryngite l’ayant empêché d’assurer la première –, un formidable infant, Vittorio Grigolo, adepte de l’opéra rock et du crossover, qui, dans une interview à La Tribune de Genève, avoue « se sentir un peu sauvage, instinctif de nature » – son site Internet vaut le détour... De fait, voilà un Don Carlo écorché vif, cyclothymique, névrosé sans doute, impression accentuée par une certaine verdeur assumée du timbre et du style. Un vrai ténor verdien en tout cas, aux moyens insolents, à la couleur très latine, aux aigus ensoleillés, qui a fait ses débuts… dans le chœur de la Chapelle Sixtine. L’Elisabeth de Michele Capalbo a des moyens beaucoup plus modestes, à tout point de vue, avec des registres pas toujours parfaitement soudés, une articulation parfois incertaine. Mais elle a des moments de grâce, où l’on s’abandonne à ses beaux aigus pianissimo, où l’on se laisse attendrir par cette silhouette juvénile qui, derrière la reine d’Espagne au port majestueux, laisse malgré tout deviner la petite fiancée française. Musicalement, c’est donc selon : pour une Romance où le souffle paraît court, on a un « Tu che le vanità » homogène, à la fois assuré et délicat, alors que l’héroïque « Si, l’eroismo è questo » la met à mal. L’Eboli de Sylvie Brunet, elle, impressionne d’abord par son assurance, commençant avec une Chanson du voile fort bien chantée, où elle évite les effets du registre de poitrine et vocalise sans lourdeur, ce qui n’est pas si courant. La voix, malgré quelque raideur, semble se couler aisément, sans distorsion de registres, dans ce personnage qu’elle veut volcanique, sensuellement gourmand – la princesse borgne ne dédaignerait pas de déniaiser le petit page. Mais les limites apparaissent dans le redoutable « O don fatal », où elle ne peut sauver ses aigus de la déroute, les pointant pour ne pas avoir à les tenir. Finalement, au-delà de ce qui les sépare, les deux héroïnes souffrent d’un même handicap : ni l’une ni l’autre n’ont la tessiture du falcon attendu, la première trop soprano lyrique, l’autre trop mezzo central. Anthony Michaels-Moore, quant à lui, trahit d’emblée le défaut rédhibitoire que l’on déplore depuis le début de sa carrière : un engorgement de l’émission qui blanchit la voix, seul l’aigu parvenant à se projeter plus ou moins. Son Marquis, de toute façon, manque du rayonnement propre à ce libertaire enthousiaste et généreux, objet de fascination à la fois pour le roi et pour l’infant. Le pouvoir, en revanche, est superbement incarné, tant par le Philippe II d’Orlin Anastassov que par l’Inquisiteur de Kristinn Sigmundsson, dont l’affrontement marque les mémoires. Le premier, la vraie basse qu’on attend pour le rôle, tranche sur les monarques chenus en bout de course vocale que l’on entend trop souvent : encore jeune, ce roi d’Espagne pris dans le carcan d’un monde qu’il ne peut s’empêcher d’incarner, concilie la grandeur et la fragilité du personnage, notamment dans l’introspection douloureuse d’un « Ella giammai m’amò » aux phrasés magnifiques, où chaque mot du texte pèse son poids de regret. Il lui est difficile, ensuite, de résister à l’Inquisiteur imposant de Kristinn Sigmundsson, qui semble surgi des profondeurs immémoriales du mythe, d’autant plus terrible qu’il reste sobre et chante le rôle là où certains tendent trop à le déclamer.
Remplaçant Nicola Luisotti, Roberto Rizzi Brignoli, à la tête d’un orchestre et d’un chœur en grande forme, a créé la surprise par sa maîtrise de la partition. A l’opposé de Teodor Currentzis qui, à Paris, ressuscitait bruyamment le pompiérisme du grand opéra, il adopte plutôt une lecture intimiste de l’œuvre, plus axée sur la subtilité que sur la flamboyance, jusque dans la scène de l’autodafé, où il retient l’orchestre pour éviter tout débordement. L’introduction du deuxième acte est un vrai nocturne, celle du troisième, dirigée comme de la musique de chambre, nous plonge aussitôt dans la conscience malheureuse du souverain. La direction ne s’alanguit jamais pour autant, le chef se montrant scrupuleux mais pas timoré, en accord avec une production beaucoup moins rigide qu’on l’a dit parfois.
Didier van Moere
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