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Vraies questions et bonnes réponses Baden-Baden Festspielhaus 05/03/2008 - et les 5, 8, 10* mai Ludwig van Beethoven : Fidelio Gabriele Fontana (Leonore), Clifton Forbis (Florestan), Albert Dohmen (Don Pizarro), Giorgio Surian (Rocco), Julia Kleiter (Marzelline), Jörg Schneider (Jaquino), Diogenes Randes (Don Fernando)
Chœur Arnold Schoenberg, Coro de la Comunidad de Madrid, Mahler Chamber Orchestra, Eivind Gullberg Jensen (direction musicale)
Chris Kraus (mise en scène), Mauricio Balo (décors), Anna Maria Heinreich (costumes), Gigi Saccomandi (lumières)
Au sein d’une affiche un peu moins riche et diversifiée que d’habitude (Christian Thielemann et sa phalange munichoise, mais pour la seule Quatrième Symphonie de Bruckner, programmation que l’on peut juger parcimonieuse pour un concert, Sylvain Cambreling cantonné dans un très conventionnel Requiem de Verdi…), c’est bien le Fidelio de Claudio Abbado/Eivind Gullberg Jensen/Chris Kraus qui constituait cette année le seul vrai point fort du Festival de Pentecôte de Baden-Baden. Une production qui a d’ailleurs connu quelques vicissitudes, dont de longues incertitudes quant à l’identité définitive du titulaire du rôle de Florestan, puis un changement brutal de metteur en scène, Abbado préférant travailler avec le scénariste et réalisateur de cinéma Chris Kraus, 44 ans, et non avec Robert Carsen initialement engagé. Caprice de chef d’orchestre vedette ? Pas vraiment, car la thématique du film 4 minutes qui a convaincu Abbado (l’errance de destins croisés dans un milieu carcéral dur, la musique y jouant finalement un rôle de cristallisation bref mais déterminant) ouvre effectivement des perspectives intéressantes par rapport à une possible mise en scène de Fidelio.
Chris Kraus avoue naïvement son absence totale de compétence quant à l’art lyrique, domaine auparavant inconnu pour lui (au point de n’avoir jamais mis les pieds dans un théâtre d’opéra). Et pourtant, sans qu’il soit possible de déceler clairement dans son travail ce qui lui appartient en propre et ce qui a été par ailleurs canalisé voire suggéré par Abbado, force est d’y reconnaître une remarquable efficacité. Manifestement Kraus s’est longuement penché sur l’œuvre, en s’interrogeant pragmatiquement sur tout ce qu’il serait possible d’y améliorer en termes de timing et de cohérence, des domaines où effectivement Fidelio, œuvre d’un musicien lui aussi néophyte en matière d’opéra, pêche constamment. Comment mieux assortir les différents segments d’un ouvrage qui commence comme une comédie bourgeoise et se termine en oratorio humaniste ? Comment gérer de longues pages d’écriture où les impératifs du travail thématique d’une forme sonate omniprésente prennent trop souvent le pas sur une action condamnée au statisme ? Autant de questions bien posées et pour lesquelles le metteur en scène propose de vraies réponses. Que les expédients utilisés restent trop perceptibles en tant que tels et que certaines bonnes idées se retournent parfois contre leur concepteur en alourdissant excessivement le propos ne condamnent en rien ce travail honnête, qui donne en tout cas à Fidelio une prégnance dramatique voire une puissance oppressante qu’on ne lui avait jamais connues antérieurement à ce degré d’efficacité.
Premier point fort : l’ancrage délibéré de l’action dans le début de 19e siècle vécu par Beethoven lui-même, régulièrement balayé de campagnes militaires et encore traumatisé par les massacres de la récente terreur révolutionnaire française, période en définitive aussi troublée que notre quotidien mondial contemporain. Le message d’optimisme opiniâtrement répété par Beethoven dans Fidelio retrouve ainsi son vrai caractère, délibérément lourd parce qu’il est en fait authentiquement dérisoire et bancal (rappelons que la création de l’œuvre à Vienne eut lieu devant un parterre composé en grande partie… d’officiers français d’occupation !), un hiatus que Chris Kraus éprouve encore le besoin de souligner en laissant la fin dangereusement ouverte. A peine libérés les prisonniers sont à nouveau encerclés et molestés, plusieurs silhouettes de guillotines menaçantes venant obscurcir les dernières mesures : l’irruption surprise d’un fonctionnaire en mission ne signifie pas que le régime ait changé, et les exécutions sommaires (qui n’épargnent pas Pizarro, le premier à y passer, sur un simple geste expéditif du ministre) vont apparemment continuer… Le procédé est contestable, mais indéniablement il interpelle avec une certaine pertinence, et pose en tout cas ses questions avec beaucoup moins de lourdeur prétentieuse que le Regietheater allemand habituel (on pense notamment au calamiteux Fidelio de Martin Kusej à Stuttgart…).
Autre intention assez bien réalisée : plonger d’emblée l’action dans un milieu carcéral très noir, et en définitive pénible pour tout le monde, personnel inclus. C’est ainsi que dès le lever de rideau on retrouve Marzelline absorbée non pas par son repassage habituel mais par l’entretien routinier… de la guillotine de la prison (pendant que Jaquino s’agite vainement, la jeune fille frotte, démonte, pousse, réassemble méthodiquement des éléments dont la fonction macabre n’échappe à personne). Ne manque que le couperet… qui apparaît sur le dos de Fidelio, revenant de le faire aiguiser à neuf ! Inutile de préciser que l’ambiance douillettement familiale de la scène en prend un vilain coup, le drame se nouant beaucoup plus tôt que d’habitude. A tel point que l’on est plutôt soulagé quand cette guillotine omniprésente (et devenant à vrai dire assez encombrante, le metteur en scène ne sachant plus trop quoi en faire) s’escamote à l’arrivée de Pizarro. Un Pizarro infirme, peut-être ex-militaire éclopé, autre bonne idée, qui renforce le potentiel de frustration du personnage mais aussi le rend physiquement vulnérable, davantage à la portée de Leonore quand il s’agira de le maîtriser à l’acte suivant. Que certaines maladresses de mise en scène, les chanteurs semblant parfois un peu gauches (mais au moins laissés tranquilles quand ils ont vraiment besoin de chanter sans être dérangés), trahissent l’inexpérience du maître d’œuvre importe finalement assez peu. Après une telle soirée il devient impossible d’appréhender Fidelio comme on le faisait auparavant : à ce titre le travail de Chris Kraus est plutôt réussi.
Assez bien choisie, la distribution adhère au projet avec sincérité, et sans doute d’autant plus de plaisir que le metteur en scène sait respecter les contingences d’un chant souvent difficile, Beethoven ménageant rarement ses interprètes, voire écrivant fort mal pour leur voix. Succédant à Anja Kampe, Gabriele Fontana est ainsi une bouleversante Leonore, au timbre sombre et pas vraiment beau mais très crédible pour l’incarnation d’un rôle travesti, et techniquement assez sûre, un haut de tessiture en apparence hasardeux étant finalement maîtrisé avec beaucoup de musicalité. Julia Kleiter et Jörg Schneider sont excellents en Marzelline et Jaquino, Giorgio Surjan correct mais un peu terne en Rocco, rôle de toute façon sacrifié… bref la soirée commence très bien (en particulier un splendide quatuor). Le Pizzaro d’Albert Dohmen ne démérite pas non plus, avec une voix un peu creuse mais puissante, à la hauteur de la détermination du personnage (ce qui est en définitive assez rarement le cas, pour un rôle difficile à bien distribuer). Pénible déception en revanche pour le Florestan de Clifton Forbis, qui aborde son air en franche méforme mais parvient à s’affirmer un peu mieux ensuite.
En fosse, le jeune chef norvégien Eivind Gullberg Jensen réussit l’exploit de se couler dans une production conçue jusqu’au moindre détail par un autre maître d’œuvre sans se laisser intimider. La battue est ferme, le contrôle du plateau très professionnel, et on pressent que certaines béances, certains discrets déséquilibres un rien souffreteux cultivés par Claudio Abbado sont franchis cette fois avec davantage d’assurance, au profit d’une lecture en définitive remarquablement équilibrée. Restent présents les fantastiques dialogues de timbre et les facultés d’écoute mutuelle très riches du Mahler Chamber Orchestra, véritable vedette d’une soirée dont analyser les innombrables richesses, détails musicaux parfois infinitésimaux mais bouleversants, prendrait beaucoup trop de place ici. A l’heure du bilan : rien moins, eh oui, que le plus remarquable des Fidelio vus et entendus ces vingt dernières années…
Laurent Barthel
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